Le 15 décembre 2010 par Sylvie.
DES FEMMES ROUMAINES ’CHOISIES’ POUR LA RECOLTE DES FRAISES EN ESPAGNE : UN AUTRE MAILLION DANS LA CHAINE DE L’INDUSTRIE AGRO-ALIMENTAIRE EN EUROPE
Les 25 et 26 novembre, 1700 femmes sont venues de partout en Roumanie jusqu’ à la ville de Slatina, dans les plaines sud-est du pays, avec l’espoir de retourner chez elles avec un contrat de 3 mois pour la récolte fraises en Espagne en février prochain. La société, SUREXPORT, de Huelva, en partenariat avec EURES [1] et ANOFM, l’agence nationale pour l’emploi, organisaient une ‘sélection’ nationale à Slatina. Une entrevue rapide pour laquelle les candidates avaient attendu des heures dans un froid glacial, avant de faire une courte apparition devant un panel donnant aux employeurs la possibilité de ‘cueillir’ les 400 travailleuses qui conviennent le mieux.
Sous une foule de chapeaux et manteaux, c’était surtout des femmes qui se trouvaient là, de l’adolescence à la quarantaine. Sans le mentionner ouvertement, la société espagnole n’emploie que des femmes. [2] La raison non officielle est qu’elles seraient des cueilleuses plus méticuleuses, mais n’est-ce pas plutôt le fait que nombre de femmes sont des mères et des épouses, et qu’elles accepteront de travailler dans des conditions lamentables, pour pouvoir rentrer chez elles avec un peu d’argent pour nourrir et subvenir aux besoins de leurs familles ?
Un groupe de femmes présentes qui avaient auparavant travaillé en Espagne, à la récolte les fraises, ont décrit les conditions qu’elles avaient connues : des heures supplémentaires non payées, une attitude insultante et raciste de la part des employeurs, et fréquemment on demandait aux jeunes filles de se prostituer si elles voulaient conserver leur emploi ; et tout cela, sans même mentionner les questions de santé relatives à un environnement pollué, non seulement par les pesticides et autres ‘-cides’ utilisés dans l’industrie agricole, mais aussi les émanations provenant des centrales chimiques, nombreuses dans la région. Une femme a expliqué : « Il fait très chaud et parfois on travaille des heures supplémentaires. Mais on est content tout de même parce qu’on gagne de l’argent. Il y a des gens qui pourraient demander, pourquoi vous quittez votre famille et votre pays ; c’est pour l’argent, n’est-ce pas ! »
Plusieurs centaines de femmes sont arrivées à Slatina le soir avant le recrutement et ont attendu dehors dans un froid extrême jusqu’au matin. Les organisateurs d’EURES ont expliqué que la foule énorme qui attendait dehors était due au fait que les femmes ne respectaient pas l’heure spécifique marquée sur leurs invitations [3], préférant arriver tôt, au cas où les entretiens auraient lieu d’après l’ordre d’arrivée. Cependant, la pénurie de liens dans les transports et les longues distances entre leurs foyers et la ville de Slatina obligeaient certaines femmes à arriver la veille de leur entretien. Une femme venant de la ville de Ploiesti avait passé la nuit dans la gare de Bucarest, afin de pouvoir prendre le premier train pour Slatina le matin. J’ai rencontré une autre femme, de Vatra Dornei, une ville de montagne dans l’extrémité nord-est de Roumanie, qui, dü aux horaires de trains, était obligée d’arriver à 16heures pour son entretien le lendemain matin. Elle m’a expliqué pourquoi elle avait pris ce risque, de voyager si loin, et de payer le trajet en train à travers le pays, pour juste une petite possibilité d’être prise pour le travail en Espagne :
« Je travaillais depuis 20 ans [dans l’industrie laitière] et maintenant ils ont licencié les gens. J’étais l’une d’entre eux. Alors je suis allée à l’agence nationale pour l’emploi. Je suis dans une situation difficile, parce que j’ai un prêt que je dois rembourser…… J’ai un enfant, il est mineur, et je suis divorcée, alors je dois subvenir seule à ses besoins. En janvier, je perds l’allocation chômage et je n’aurai plus aucun revenu. Je suis désespérée parce que je n’ai pas d’autre choix. Je suis venue ici parce que c’est une des possibilités qui me restait. »
Les effets de la crise financière, plus des taux de chômage élevés et des salaires faibles étaient souvent les motifs donnés pour les recherches de travail à l’étranger, que ce soit dans l’agriculture, le bâtiment ou dans le travail à domicile. « Ici, en Roumanie, les salaires sont très bas. On ne gagne pas assez pour faire vivre sa famille et les gens sont obligés d’aller à l’étranger pour trouver du travail. » Le plus souvent, on trouve ces possibilités de travail par des amis ou de la famille déjà à l’étranger, mais aussi par des agences du travail ou l’agence nationale pour l’emploi, ce qui était le cas pour le recrutement avec SUREXPORT.
Plusieurs des femmes que j’ai rencontrées travaillent dans l’industrie textile, gagnant 150 Euros par mois. Beaucoup d’autres viennent de régions rurales où elles ont des terres, mais ce travail ne leur procure pas un revenu. « On a des terres, des vignobles, et un jardin potager….. On a tout, mais on n’a aucun revenu. Si on avait de l’argent, on pourrait labourer la terre, et on pourrait désherber et biner les récoltes de maïs. Tout ce qu’on produit est pour notre propre consommation. » Une autre femme m’a expliqué qu’avec seulement 2 hectares de terre, 4 vaches et 2 cochons, elle ne peut pas gagner assez pour subvenir aux besoins de sa famille. Il y a peu de possibilités pour elle de vendre ses produits ; la concurrence avec les produits importés et vendus dans les supermarchés est très forte. Elle a mentionné que nombres de personnes avaient un ou deux hectares de terre, mais aucun équipement agricole pour la cultiver. Les subventions disponibles, par la Politique Agricole Commune par exemple, ne profitent qu’aux entreprises agricoles à grande échelle. [4]
J’ai senti que les femmes qui voulaient travailler à Huelva le faisaient sachant bien qu’elles seraient exploitées, mais que c’était plus lucratif d’accepter ces conditions, de travailler en Espagne pendant trois mois et de rentrer chez elles avec des gains beaucoup plus élevés que ceux procurés par une année de travail en usine en Roumanie. « On a une entreprise familiale, mais elle ne marche pas. On a fait faillite ! C’est pour ça que je veux y aller. Qu’est-ce qu’on peut faire ? J’ai une famille et des enfants à considérer……Il faut que je vous dise honnêtement qu’à l’étranger, le travail est très dur, et on est traitées comme des esclaves. » Dans ce contexte, la voix des syndicats comme le S.O.C. en Andalousie ou la Confédération Paysanne en France, qui encouragent les travailleurs migrants à se battre pour demander le respect de leurs droits, paraît bien distante. [5] Vu la précarité financière et économique dans laquelle elles sont contraintes, les femmes sont réticentes à prendre le risque de réclamer leurs droits du travail, ou ne croient peut-être pas au potentiel de leur pouvoir.
Voilà comment un autre maillon est soudé dans la chaine de l’industrie agricole en Europe : d’abord par le directeur d’EURES, qui assure que la société SUREXPORT continuera à recruter des travailleuses quoi qu’il en soit et décide d’accepter leurs demandes ; et puis par les femmes roumaines, qui acceptent de faire des heures supplémentaires non-payées et de subir le harcèlement sexuel de leurs employeurs pour rapporter chez elles des salaires bien nécessaires ; et aussi par le consommateur britannique qui a entendu parler d’où viennent ces fraises hivernales, mais n’a guère le temps d’y penser. [6] Et ainsi l’exploitation liée à la récolte des fraises continue, sans entraves…
Notes
[1] EURES est le ‘Portail européen de mobilité d’emploi’, un réseau mis en place par la Commission Européenne pour gérer et coordonner la mobilité de l’emploi
[2] La proposition d’emploi spécifie que le logement n’est disponible que pour les femmes, et le directeur d’EURES explique que, dans les agences d’emploi locales où les demandes étaient reçues, on dissuadait les hommes de se présenter à la sélection bien qu’on ne pouvait pas les en empêcher s’ils le désiraient. Limiter l’offre d’emploi aux femmes seulement est illégal et serait considéré comme discrimination.
[3] Les candidates avaient rempli une demande dans leurs agences locales il y a plusieurs mois, et avaient reçu une invitation pour se rendre à la sélection nationale.
[4] Common agricultural brief, 2010, Ecoruralis : http://www.ecoruralis.ro/web/en/
[5] S.O.C. (Union des travailleurs agricoles), la Confédération Paysanne (Union des paysans) et d’autres syndicats et associations non-gouvernementales européens font une campagne pour les droits des travailleurs migrants saisonniers, voir : http://www.confederationpaysanne.fr…
[6] 70% de la production de Surexport est vendu sur le marché britannique :http://www.fruittoday.com/articulos…