Le 22 juin à El Ejido puis le 4 juillet à Almería, des travailleurs et travailleuses marocains ont manifesté à l’appel du SOC-SAT pour marquer leur opposition et leur colère face à l’inadéquation du fonctionnement de l’allocation chômage avec la réalité de leur travail. Ce système, conçu pour des emplois fixes occupés par des Espagnols, s’adapte en effet très mal à la discontinuité stable, saisonnière (9 mois par ans), des emplois agricoles d’Almería, principalement occupés par des travailleur·euse·s migrant·e·s.
Face aux quelques deux-cents marocains qui défilaient dans le centre de ville d’Almería le 4 juillet, l’incompréhension des gens se fait sentir. Entre la curiosité et la hargne, le point commun est l’étonnement : pour une fois les travailleurs migrants s’invitent dans le centre-ville et se rendent visibles, l’ignorance tranquille régnant habituellement en ville se retrouve confrontée à la réalité de ses périphéries, mais surtout à celle de l’assise de son système productif et de son économie. En effet, si les Marocains sont plus de 50 000 – déclarés – dans la seule province d’Almería, la ségrégation spatiale joue d’habitude son rôle et les éloigne du centre-ville. Les travailleurs migrants, eux, sont majoritairement dans les villes plus proches des serres, ou dans les quartiers périphériques, et relativement abandonnés des pouvoirs publics, de la capitale de la province. Une autre manifestation organisée par le SOC-SAT pour la défense des mêmes mots d’ordre, mais cette fois-ci à El Ejido (une ville au centre de la mer de plastique, à l’ouest d’Almería) avait d’ailleurs rassemblé près de 3000 travailleurs et travailleuses marocains sans pour autant susciter l’attention des médias. Le manque de moyens de transport autonomes explique d’ailleurs pour partie la différence d’affluence entre les deux manifestations.
Gérer la “saisonnalité“ du travail
Par deux fois, le mot d’ordre était le même : les travailleurs agricoles revendiquent de meilleures conditions de travail, mais surtout, de pouvoir toucher le chômage en temps et en heure, et de profiter de leurs congés sans entrave ni sanction. Cette étrange revendication doit se comprendre dans le contexte particulier de la production légumière almeriense, qui conjugue un fort emploi de main d’œuvre étrangère sous payée, et des saisons de récolte très longues. Les ”saisons” d’Almería ont en effet la particularité d’organiser temporellement la production moins en raison des caractéristiques climatiques du milieu de production, que de logiques économiques. Concrètement, l’agro-industrie d’Almería produit en fonction des besoins des marchés européens et notamment en hiver, lorsque ceux-ci ne peuvent pas produire eux-mêmes. Tous les ans, la majorité des travailleurs saisonniers de la province se retrouvent donc sans emploi à peu près 3 mois par an, entre juin et août, et doivent attendre la fin de l’été pour retrouver un travail et un salaire.
Cette situation chronique d’inactivité temporaire – normale en agriculture – engendre de nombreux problèmes, normalement réglés par un type particulier de contrat : « indéterminé-discontinu » (fijo-discontinuo). Ce contrat permet à l’employeur d’embaucher un travailleur de manière indéfinie, mais pour une certaine période de l’année seulement. Ainsi, le patron peut bénéficier d’une main d’œuvre formée et disponible. D’autant que le temps de travail est indéterminé dans le contrat, et que les dates d’appels et de fin de campagnes (baja et alta), ainsi que le nombre d’heures travaillées, peuvent varier en fonction des nécessités de la production. Mais ce contrat permet aussi de défendre plus efficacement les droits des travailleurs. Ceux-ci voient leur travail assuré chaque saison, sont certains d’être appelés en premier lors du commencement de la campagne de production, et peuvent bénéficier des majorations d’ancienneté et des indemnités de licenciement prévues par la convention collective. Ce dernier point apporte de plus une stabilité au travailleur qui favorise l’organisation collective et les luttes sociales. Enfin, ce contrat permet théoriquement aux travailleurs de toucher le chômage, à certaines conditions, durant leur période d’inactivité, et donc de ne pas perdre tout leur revenu.
Pourtant, la situation reste très insatisfaisante pour deux raisons principales. D’abord car les droits des travailleurs ne sont en règle générale que très peu respectés dans la province, et que cela vaut aussi pour les contrats indéterminé-discontinus qui sont bien moins répandus qu’ils ne devraient légalement l’être (normalement, un travailleur obtient obligatoirement ce statut après deux campagnes consécutives ou trois alternées dans une même entreprise – mais ce n’est que rarement le cas en pratique). Ensuite car ces mêmes contrats ne permettent de répondre ni à l’ampleur ni à la spécificité migratoire de l’emploi saisonnier agricole à Almería.
Retards chroniques et vacances impossibles : un système d’allocations chômage doublement inadapté
Nous l‘avons dit : les travailleurs en contrat indéterminé-discontinu ont le droit de toucher l’indemnité de chômage durant leur interruption annuelle de travail. Ce droit est néanmoins assujetti à certaines conditions qui en compliquent la perception. D’abord, ceux-ci doivent avoir cotisé au moins un an dans les six dernières années, et ne peuvent donc pas le toucher la première année au moins. De plus, leur statut hybride fait que ceux-ci, considérés sans travail mais pas “sans emploi“ car le contrat reste en vigueur durant l’inactivité (et qu’il ne faudrait pas que les statistiques du chômage augmentent !), doivent néanmoins signer un engagement d’activité (compromiso de actividad), et donc, sinon faire une recherche active, être disponibles si on leur propose un emploi. Cette dernière mesure, qui vise à éviter les « désincitations au travail » que traquent les économistes, serait particulièrement risible dans ce contexte, si elle n’avait des effets concrets.
Comment, en effet, imaginer sérieusement que les 120 000 travailleurs “saisonniers“ de la province peuvent, alors qu’ils s’arrêtent tous en même temps, trouver du travail autre part pendant l’été (rappelons qu’en mars 2018, le taux de chômage en Andalousie s’élevait à 24,7%) ? Pourtant, les mêmes agences qui sont complètement dépassées face à la vague estivale des demandes d’indemnité chômage et qui versent donc les indemnités aux travailleurs avec un retard chronique (ces derniers attendent plus d’un mois pour un simple rendez-vous leur permettant de demander le chômage), imposent à ces mêmes travailleurs de rester disponibles.
Or, pour des travailleurs migrants, cette injonction à la disponibilité pour un travail illusoire change pas mal de choses. En effet, d’après la loi espagnole, un travailleur ne peut toucher le chômage plus de 15 jours hors d’Espagne. Cette norme, qui existe au niveau étatique, est en complète inadéquation par rapport aux réalités de la province. En pratique, elle signifie que chaque été, les travailleurs Marocains doivent choisir entre rester inactif en Espagne pour toucher le chômage, ou rentrer au Maroc pour profiter de ce temps d’inactivité pour, par exemple, voir leurs familles. Une manifestante vivant à Almería depuis 15 ans, me racontait devoir renoncer au chômage cette année pour pouvoir être avec sa mère malade. Chez les migrants d’Almería, le sentiment d’injustice est d’autant plus aigu que cette loi n’est appliquée strictement que depuis l’année dernière, et que nombreux sont ceux qui se sont vus notifier leur obligation de rembourser les indemnités perçues à l’étranger mais aussi leur exclusion du chômage pour cette année… Certaines familles se retrouvent ainsi sans revenu, et sans réelle possibilité de trouver un autre travail pour subvenir à leurs besoins.
Ce fonctionnement est donc particulièrement injuste pour les travailleurs migrants, dont l’industrie provinciale ne mobilise le travail que 9 mois par an, mais que l’on condamne à choisir entre leur droit au chômage (donc à une rémunération toute l’année) sur place, et la possibilité de voir leur famille lors des périodes d’inactivité subies. Comme me le rappelle, énervée, Fatijah, une marocaine travaillant dans un entrepôt de conditionnement d’Almería depuis 17 ans, et qui a vu son droit au chômage bloqué cet été : « nous, les travailleurs, on mange aussi l’été vous savez ! ». Autrement dit, les travailleurs ne sont pas des outils, et ce n’est pas parce que la production s’arrête pendant l’été que ces derniers peuvent faire de même (alors que les contrats en origine de Huelva incarnent le rêve de l’industrie agricole : rapprocher toujours davantage la force de travail d’un outil, mobilisable et démobilisable sans frais à volonté).
Faire respecter les droits des travailleurs
De manière plus générale, les manifestants demandent le respect des droits des travailleurs. En effet, l’embauche sous contrat indéterminé-discontinu n’est pas la seule à s’émanciper de la norme dans la province. Dans la liste des droits revendiqués, il faut ainsi noter le paiement à leur juste prix des heures et des heures supplémentaires, mais aussi le respect des majorations de transport et d’ancienneté, ou celui des normes de santé et de vie au travail (toilettes accessibles, pause pour manger, etc.)… L’ensemble de ces droits n’étant pas respectés par une grande partie des entreprises de l’industrie agricole de la province d’Almería.
Un exemple parlant est celui du salaire. Même si la convention collective du travail agricole de la province d’Almería est la plus basse d’Andalousie (5,84€ de l’heure, tout compris – ce que les agriculteurs justifient par la saison agricole particulièrement longue) elle n’est que très peu respectée. Tous les acteurs syndicaux s’accordent pour dénoncer un sous paiement chronique des heures (en moyenne, les travailleurs touchent entre 4 et 5€ l’heure), qui plus est difficilement décelable juridiquement grâce à un mécanisme de sous-déclaration du nombre d’heures travaillées. En 2014, le syndicat Commissions Ouvrières (CCOO) affirmait ainsi que plus de la moitié des heures de travail agricole n’étaient pas déclarées, et que ceci participait d’un système général de fraude plus ou moins organisée : les petites exploitations se contentant de déclarer moins de jours que réellement travaillés alors que les entreprises moyennes prennent la peine de faire une règle de trois pour payer le bon nombre d’heures, mais à un prix plus bas que celui imposé par la convention collective provinciale. De manière pratique, si un travailleur travaille X heures dans le mois, l’entreprise multiplie le nombre d’heure par le prix réellement payé, puis divise le total par 5,84€ pour savoir combien d’heures déclarer officiellement… Enfin, même si l’inspection du travail – en sous-effectif – était en mesure d’enquêter davantage sur les entreprises dénoncées par le syndicat, il est très compliqué de prouver ces sous-déclarations, qui sont aussi facilitées par le fait que le chef d’exploitation peut ne déclarer les jours travaillés qu’à la fin du mois (et donc le faire seulement dans le cas où l’inspection du travail passerait sur sa parcelle).
La mobilisation donnait donc à voir deux luttes habituellement ignorées par les habitants d’Almería et les consommateurs de sa production : pour le respect des droits établis dans la convention collective d’abord, mais aussi contre des lois et des politiques publiques qui ne prennent pas en compte les situations et les besoins spécifiques d’une main d’œuvre migrante installée sur le territoire espagnol mais prise dans les impératifs commerciaux de la “saisonnalité” d’Almería.