En 2012, environ 58 millions de porcs, 3.6 millions de bœufs et 1 million de moutons ont été abattus en Allemagne[1]. L’industrie de la viande allemande est si efficace que le pays est devenu l’abattoir de l’Europe mais est également sur le chemin de devenir le plus gros exportateur mondial de viande. Avec le début de la saison des barbecues, Lidl offre 20% sur le kilo d’échine de porc soit 3.99€ le kilo. Ce prix est obtenu grâce à l’exploitation de travailleurs, majoritairement des pays de l’Est. Ceci avec l’aide de la directive sur le détachement des travailleurs aux principes assez flous, laissant ainsi la place à toutes sortes d’abus de la part de sous-traitant douteux. Matthias Brümmer, responsable de la section locale d’Oldenburg du syndicat pour l’alimentation et la restauration (NGG) nous explique comment fonctionne le business de la viande pas chère.
90% des employés des abattoirs allemands seraient des travailleurs détachés[2]. Selon vous, serait-il possible d’imaginer l’avenir de l’industrie de la viande allemande sans ces contrats de sous-traitance ?
Oui car le principe est simple. Les contrats de sous-traitance sont utilisés afin de permettre aux abattoirs d’échapper à leur responsabilité sociale. Cela signifie que l’entreprise délègue le recrutement du personnel à une autre organisation et qu’elle n’a ainsi aucun contact avec la procédure d’embauche et les salaires pratiqués. Cela va changer avec la mise en place d’un salaire minimum progressif dans le secteur de la viande à partir du 01/07/2014[3]. Une fois introduit, ce salaire minimum va enfin obliger les abattoirs à prendre leurs responsabilités.
Mais aussi pour les travailleurs détachés ?
Le salaire minimum s’appliquera également aux travailleurs détachés. Le fonctionnement de ce système : l’abattoir confie une tâche à un sous-traitant ; il va effectuer ce travail avec ses employés ou va confier cette tâche à un autre sous-traitant. Dans le dernier cas, il doit transmettre la totalité de la tâche et non seulement une partie dans le cadre de la chaîne sous-traitante ; il s’agira alors ici d’un « sous-traitant indirect » donc du sous-traitant d’un sous-traitant. Le sous-traitant est donc rémunéré au résultat mais ses employés devront être payés conformément au salaire minimum. Cela pourra être contrôlé par la douane[4].
Mais y a-t-il suffisamment de contrôleurs ?
Non justement, c’est l’un des enjeux majeurs que de mettre la pression au niveau ministériel afin de former plus de contrôleurs. Il faudrait en embaucher quelques centaines… Cela doit lentement commencer à se mettre en place sinon tout cela ne fonctionnera pas. La situation ne va pas changer du jour au lendemain et les douaniers ne seront pas aux portes des abattoirs le 1er juillet afin de contrôler si le salaire minimum est déjà appliqué. Le processus sera lent à se mettre en place…
Y a-t-il encore des abattoirs allemands n’employant pas de travailleurs détachés ?
Un abattoir sans travailleurs détachés ?! Non je ne crois pas. Ils ont récemment parlé à la télévision d’un abattoir à Eiffel en Rhénanie-Palatinat qui n’aurait pas recourt aux contrats de prestation mais je n’en suis pas vraiment convaincu…
Comment considère-t-on les difficultés des abattoirs français en Allemagne ?
Chacun voit midi à sa porte. La plupart ne se soucient guère des problèmes des français quand d’autres vont dire : « le plus important est que nous gardions notre travail ». C’est grave parce qu’avec cette politique d’expansion, nous faisons la même chose que ce que nous avons déjà fait avec les pays d’Europe de l’Est en les fournissant en viande. Le résultat est qu’en France le secteur de la viande va s’effondrer et qu’ici, nous créons une dépendance économique de plus en plus forte aux exportations ainsi qu’aux importations de nourriture animale en provenance du Brésil. On se retrouve dans le même cycle infernal. Selon moi, il faudrait une refonte complète de la politique agricole européenne. Les denrées alimentaires ne devraient pas pouvoir s’exporter. Elles devraient être produites afin de pouvoir approvisionner un marché national à 100% mais pas plus. Cela signifie, par conséquent, d’assurer la sécurité alimentaire de sa propre population. Si cela continue, presque chaque morceau de porc que vous mangerez en France, viendra de Cloppenburg[5]. Les choses risquent d’empirer avec l’accord de libre-échange avec les Etats-Unis en cours de négociation[6]. C’est un énorme problème qui arrive sur nous.
Est-ce que ce phénomène sera quelque peu ralenti par l’introduction du salaire minimum ?
Oui cela va permettre de ralentir un peu les choses, on arrive au bout de ce système et on ne pourra plus passer des contrats de sous-traitance à des prix aussi bas qu’ils le sont aujourd’hui. Par exemple, avec l’abattoir Vion, un sous-traitant reçoit 1,03€ pour l’abattage d’un porc. Avec 60 travailleurs, ce sous-traitant atteindra une production de 600 pièces par heure. Il peut donc générer en une heure 618€ maximum. Avec cette somme, le sous-traitant doit rémunérer ses employés mais doit également dégager un bénéfice, payer 10% de taxe, 10 % de frais administratifs et 130 € de charges sociales. Là, pour ce calcul, on a réduit les frais au maximum, ces frais peuvent être beaucoup plus élevés. Il reste donc au maximum 300 € par heure et avec cette somme, le sous-traitant doit payer le salaire de 60 personnes. Il reste donc un salaire horaire brut de 5€ et dans la plupart des cas probablement beaucoup moins. L’abattage d’un animal en Allemagne est moins cher que partout ailleurs en Europe et nous devons faire comprendre aux consommateurs que les frais de personnel dans notre pays, représentent la partie la plus faible du prix final de la viande.
Le salaire minimum aidera à faire en sorte que nous puissions, en tant que syndicat, mieux faire valoir les droits de nos collègues. La deuxième chose est que ce dernier sera contrôlable. L’objectif est donc maintenant de faire en sorte que les travailleurs soient de mieux en mieux payés. Les produits sont de plus en plus chers et cela amène à la question sociale du comment considère-t-on le travail. La fraude légale doit cesser et le système doit être changé par le consensus social mais également de manière juridique.
Comment pourriez-vous décrire un sous-traitant ?
Un sous-traitant est un auto-entrepreneur. L’entrepreneur doit se faire immatriculer au registre du commerce (Gewerbeamt) et pour ce faire il doit fournir ses données d’état civil, payer une redevance et décrire la future activité de son entreprise. Ensuite, l’entrepreneur démarche les grosses entreprises et propose son offre. C’est seulement après cela qu’il va embaucher le personnel dont il a besoin. Il recrute dans un premier temps en Allemagne et quand il n’y trouve pas son compte, il va recruter à l’étranger. À l’étranger, il existe deux variantes possibles : soit il fonde une société, en Roumanie par exemple, et va ensuite envoyer des roumains en Allemagne via la loi sur le détachement des travailleurs et le formulaire A1[7]. Ils sont alors soumis aux règles du pays d’origine ; soit le sous-traitant va recruter à l’étranger mais va embaucher ces personnes directement. Ils seront donc soumis au droit du travail allemand et cette possibilité n’est que rarement employée par les employeurs. La législation européenne prévoit qu’un travailleur détaché doit exercer la même profession dans son pays d’origine que celle exercée en Allemagne. Mais ce n’est généralement que de la fiction car majoritairement les personnes sont recrutées spécialement pour la tâche confiée au sous-traitant. On ne peut pas vérifier l’exactitude du formulaire A1 obtenu dans le pays d’origine donc on ne peut jamais savoir si ces personnes ont vraiment travaillé dans le même domaine dans leur pays.
Comment est contrôlée l’exactitude des contrats de travail en Allemagne ?
Si quelqu’un vient me voir et me dit qu’il ne gagne que 3 € de l’heure, on fait intervenir la douane. Cette dernière, ayant un doute sur l’honnêteté de l’employeur, va aller le contrôler. Par contre, La législation actuelle ne permet pas d’empêcher le recrutement de travailleurs détachés. Seul le pays d’origine des travailleurs est autorisé à examiner la véracité du formulaire A1. Il est alors impossible de vérifier si les cotisations sociales ont bien été payées. Cela ne peut se faire que par voie ministérielle et la procédure est très lourde. La douane doit transmettre le dossier au ministère du travail allemand qui va retransmettre ce dossier au ministre du travail du pays d’origine du travailleur. Cependant, dans la réalité, ces cas ne sont jamais vraiment traités et restent bloqués à un niveau plus bas de l’administration. La procédure juridique demande donc un temps très long et peu de personnes peuvent se permettre un tel investissement[8]. Concrètement, cela signifie que vous auriez affaire à plusieurs sociétés écrans dans différents pays et peu d’organisations ne peuvent se permettre ça financièrement.
On parle également d’une évasion fiscale de plusieurs millions d’euros de la part des sous-traitants, pouvez-vous nous donner plus de détails ?
Cela commence à plusieurs niveaux. Le problème avec l’évasion fiscale n’est pas avec les entreprises étrangères mais avec les entreprises allemandes. Par exemple, cela commence avec les frais d’hébergement prélevés sur le salaire de l’employé. Si l’entreprise loue un logement à ses employés alors elle doit payer des impôts parce qu’elle n’est plus un sous-traitant du secteur agro-alimentaire mais également un agent immobilier. C’est comme ça que peut commencer une fraude fiscale par exemple. Un autre exemple : le sous-traitant loue des outils à ses employés mais ne déclare pas ces locations. Une pratique très fréquente chez les entrepreneurs allemands consiste à faire travailler ses employés beaucoup plus que déclaré sur leurs fiches de paie, ça aussi c’est une fraude fiscale. La fraude fiscale se produit lorsque certains bénéfices de l’entreprise ne sont pas déclarés. L’ensemble du système est une fraude à la société tout entière. J’estime que nous avons affaire en Allemagne à des milliers d’escrocs, non seulement dans l’industrie de la viande, mais dans toutes les branches.
Quelles sont les revendications du syndicat NGG afin de mieux protéger les travailleurs détachés ?
Le vrai travail ne démarre que maintenant pour nous. Nous avons commencé à informer les travailleurs dans cinq langues différentes. Il s’agit de la première étape. Ensuite, nous souhaitons une augmentation plus rapide du salaire minimum et d’autre part, que les travailleurs détachés aient une couverture sociale en Allemagne. Une troisième revendication concerne le développement des contrôles, qui doivent être considérablement augmenté. Enfin, nous demandons que tous les travailleurs détachés soient directement embauchés par les abattoirs.
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Face aux nombreux abus, la Commission européenne travaille depuis mars 2012 à une révision de la Directive sur le détachement des travailleurs. L’objectif de la Commission est de clarifier l’exercice des droits sociaux des travailleurs détachés et de mettre ainsi fin à la fraude au détachement.
Le 16 avril 2014, le Parlement européen a voté en faveur de la révision de la directive sur le détachement des travailleurs. Celle-ci doit maintenant être approuvée par le Conseil des ministres. Son but est d’améliorer la coopération entre les États membres et de s’attaquer aux abus concernant le statut des faux-indépendants et des sociétés boîtes aux lettres. Ceci est un pas en avant vers une meilleure protection des travailleurs détachés mais reste bien insuffisant car cela ne réglera pas les problèmes des heures supplémentaires non payées, des mauvaises conditions de logement et les divers frais prélevés sur salaire. De plus, cela n’empêchera pas le dumping social dû aux écarts du coût du travail dans les différents États membres car le principe de l’affiliation des salariés au régime de sécurité sociale du pays d’envoi n’est pas remis en cause.
Propositions de révision de la directive du 21/03/2012[9] :
- Mieux identifier les véritables situations de détachement et prévenir les abus en fournissant aux États une liste de critères permettant d’identifier s’il s’agit d’un véritable détachement ou s’il s’agit d’une tentative de contournement de la législation (création de sociétés boîte aux lettres par exemple). Le Parlement veut également introduire une définition des faux travailleurs indépendants.
- Renforcer les contrôles avec la mise ne place d’une liste de contrôles renforcés nationales. Les pays d’accueil seront libres de compléter cette liste. Une entreprise étrangère détachant des salariés sera par exemple tenue de conserver et de fournir les contrats de travail, les bulletins de salaire, les preuves de paiement de salaire, les relevés d’heure.
- Mettre en place une responsabilité conjointe et solidaire. L’entreprise contractante sera tout autant responsable que l’entreprise sous-traitante en cas de non-respect de la rémunération des travailleurs détachés. Cependant, cette mesure ne sera obligatoire que pour le secteur de la construction, en ce qui concerne les autres secteurs d’activité, les États membres seront libres d’introduire des mesures plus strictes et d’inclure d’autres branches.
- Mieux informer les entreprises et les travailleurs détachés en mettant à disposition une information transparente, gratuite, traduite en plusieurs langues sur un site officiel unique. Les travailleurs détachés auront par exemple accès aux informations concernant les procédures afin de porter plainte en cas d’abus.
- Améliorer la coopération administrative entre les États membres qui seront désormais tenus de répondre dans les deux semaines qui suivent la réception d’une demande d’information
[2] « Un travailleur est considéré comme «détaché» s’il travaille dans un État membre de l’UE parce que son employeur l’envoie provisoirement poursuivre ses fonctions dans cet État membre. Par exemple, un prestataire de services peut remporter un contrat dans un autre pays et décider d’envoyer ses employés exécuter ce contrat sur place. Cette prestation de services transnationale donne lieu à une catégorie distincte: les «travailleurs détachés», envoyés pour travailler dans un autre État membre que celui dans lequel ils exercent habituellement leurs fonctions. Cette catégorie ne comprend pas les travailleurs migrants qui se rendent dans un autre État membre pour y chercher un emploi et qui y travaillent.» Commission Européenne http://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=471&langId=fr
[3] Les salariés des abattoirs allemands ainsi que ceux embauchés dans le cadre des contrats de prestation auront droit, à partir du 1er juillet, à un salaire minimum horaire de 7,75 euros. Ce niveau sera porté à 8 euros le 1er décembre, puis à 8,60 euros le 1er octobre 2015 et enfin à 8,75 euros le 1er décembre 2016.
[4] En Allemagne, la douane est en charge des contrôles du travail au noir et des fraudes aux prestations sociales
[5] Fief de l’industrie de la viande allemande
[6] « Le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) est un accord commercial en cours de négociation entre l’Union européenne et les États-Unis. Il vise à éliminer les barrières commerciales dans de nombreux secteurs économiques afin de faciliter l’achat et la vente de biens et de services entre l’UE et les États-Unis. » (http://ec.europa.eu/trade/policy/in-focus/ttip/index_fr.htm)
[7] Permets aux travailleurs de l’UE, détachés dans un autre État de l’Union européenne/Espace économique européen (UE/EEE), de continuer à bénéficier de la protection sociale du pays d’origine, pendant toute la durée du détachement.
[8] La directive 96/71 limite la question du contrôle des conditions de détachement des travailleurs à la mise en place d’une coopération administrative entre les Etats membres. Le texte impose de mettre en place à cet effet des bureaux de liaison, destinés à échanger des informations sur les détachements posant des difficultés. La législation communautaire ne fixe pas cependant de délais de réponse pour ces domaines de coopération (http://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-300-fr.pdf)