Résumé :
Les études menées par Sam Scott révèlent de nombreuses pratiques d’exploitations qui, dans les cas les plus extrêmes, relèvent du travail forcé. Elles s’expliquent à la fois par l’activité de réseaux criminels qui se sont spécialisés dans l’exploitation par le travail mais aussi par les pressions sur les prix agricoles inhérentes au système agro-alimentaire. Ces pressions amènent les exploitants agricoles à chercher une main d’œuvre la moins couteuse possible. La présence massive de migrants parmi les travailleurs agricoles exploités s’explique par leurs difficultés d’accès aux droits et, dans le même ordre d’idée, le fait qu’ils acceptent beaucoup plus facilement que les travailleurs locaux des conditions de travail très mauvaises. La Gangmaster Licensing Authority est une agence d’état qui attribue des licences aux agences de recrutement des secteurs agricoles et agro-alimentaires. Mais il n’existe pas de système de soutien au éventuels travailleurs migrants qui voudraient se plaindre vis-à-vis de leurs employeurs, ni de contrôles suffisant des lieux de travail. Malgré l’outil que constitue le GLA il règne un climat de peur dans le secteur qui empêche toute évolution significative.
Sam Scott est Senior Lecturer en géographie à l’Université de Gloucestershire. Il a mené deux recherches sur le travail forcé au Royaume-Uni pour la Joseph Rowntree Foundation. Dans cette interview, il revient sur les conclusions d’une de ses enquêtes menée auprès de plus de soixante migrants ayant travaillé dans l’agro-alimentaire.
Quelles sont les principales formes de travail forcé que vous avez identifiées dans le secteur agricole et agro-alimentaire au Royaume-Uni ?
Il existe de nombreuses pratiques associées à l’exploitation des travailleurs. Certaines de ces pratiques sont suffisantes en elles-mêmes pour être reconnues comme du travail forcé, pour d’autres c’est l’association entre plusieurs éléments qui place le travailleur en situation de travail forcé. De manière générale, nous avons noté que les travailleurs avaient incroyablement peur de leurs employeurs, pas forcément à cause de violences physiques mais aussi parce qu’il y avait un climat de peur sur le lieu de travail. Nous avons également recensé des cas de non-paiement ou de sous-paiement des salaires. Les personnes interviewées ont aussi mentionné que les logements fournis par les agences de recrutement étaient souvent de médiocre qualité, avec de nombreuses personnes dormant dans la même pièce ou dans la même maison. Le loyer pour ces logements était très élevé, et les travailleurs se retrouvaient avec peu d’argent à la fin de la semaine lorsque leur salaire hebdomadaire leur était versé. Il y avait également de nombreux autres problèmes liés à des situations d’exploitation. Il avait par exemple été demandé à des travailleurs de se rendre sur leur lieu de travail mais lorsque ceux-ci y sont arrivés, on leur a fait savoir qu’il n’y avait pas de travail ou qu’ils ne pouvaient travailler qu’une partie de la journée. Ce qu’on a constaté, ce n’est pas tellement des situations d’esclavage direct traditionnel mais plutôt une forme plus moderne d’exploitation qui, dans ses formes les plus extrêmes, peut être qualifiée d’esclavage ou de travail forcé.
Quelles sont les raisons pouvant expliquer ces pratiques ?
Dans certains cas, on a affaire à des employeurs ou des agences de recrutement qui agissent de manière criminelle. Ces « mauvais » employeurs ou « mauvaises » agences de recrutement exploiteraient leurs travailleurs quelles que soient les circonstances. Mais une autre explication réside dans le système économique dans lequel l’industrie agro-alimentaire opère. C’est une explication plus complexe et aussi plus controversée. Elle est liée aux différentes pressions à la baisse des coûts qui sont placées sur les fermiers et les producteurs. Ces pressions viennent en dernier ressort des consommateurs, mais aussi des grands supermarchés et des category managers. Ces gros fournisseurs et distributeurs exercent une forte pression sur les petits producteurs. Parfois ces pressions font que les travailleurs ne sont pas payés autant qu’ils devraient l’être selon la loi.
Pourquoi les travailleurs migrants sont-ils plus à même de se retrouver en situation d’exploitation ?
C’est en grande partie un problème de langue. Les migrants qui parlent anglais sont moins à même d’être vulnérables. Mais les gens que nous avons interviewés (dans leur langue maternelle) ne parlaient pas particulièrement bien anglais. La langue était un barrage pour eux, elle restreignait le type d’emplois auxquels ils pouvaient avoir accès. Et puis, quand des gens arrivent dans un nouveau pays, ils ne disposent pas de toute l’information nécessaire au sujet du marché du travail, de leurs droits et des systèmes qui existent pour protéger ces droits. Dans de nombreux cas, les migrants ont moins d’information sur le marché du travail que les non-migrants.
Il y a aussi une tendance de la part de certains migrants à être prêt a accepter des conditions de travail que les travailleurs locaux refuseraient, parce qu’ils auraient accès à d’autres alternatives : un autre type d’emploi ou d’éventuelles aides sociales, pas toujours accessibles aux migrants. Il est aussi possible que certains migrants considèrent ce travail dans une perspective à court-terme. Ils peuvent transférer le salaire gagné de manière avantageuse dans leur pays d’origine du fait des taux de change. Certains migrants que nous avons interrogés étaient au chômage dans leur pays d’origine. Venir travailler au Royaume-Uni, pour n’importe quel travail, était alors mieux considéré que ne pas travailler.
Quelles actions pensez-vous nécessaires pour prévenir cette exploitation au travail ?
Au Royaume-Uni, nous avons un système intéressant. Une agence – la Gangmasters Licensing Authority (GLA) – donne des licences aux agences de recrutement dans les secteurs de l’agriculture et de l’agro-alimentaire. Cela semble permettre de maintenir certains standards et de vérifier que ces derniers ne tombent pas en-dessous des niveaux fixés par la GLA. L’introduction du salaire minimum à la fin des années 1990 a été un autre élément très positif.
Malgré ces deux éléments, nous n’avons aucun système qui soutienne les travailleurs qui voudraient faire entendre leurs plaintes vis-à-vis de leur employeur. Il est peu probable par exemple que des travailleurs puissent utiliser la voie des tribunaux du travail. Il est aussi peu probable que le gouvernement inspecte leurs lieux de travail pour vérifier que les conditions de travail et les salaires sont conformes. Au-delà de la GLA qui ne travaille que dans le secteur de l’agriculture et de l’agro-alimentaire, il n’existe pas d’inspection du travail généraliste au Royaume-Uni. La création d’une institution de ce type est une piste de réflexion intéressante à explorer.
Une autre piste serait de faciliter les moyens disponibles pour les travailleurs qui souhaitent porter plainte contre leur employeur. Une des choses que nous avons révélées dans notre enquête est que les travailleurs ont généralement peur de se plaindre. C’est particulièrement vrai pour les personnes qui exercent des emplois temporaires à bas salaires, notamment lorsqu’il s’agit de travailleurs migrants. Ils craignent de perdre leur travail ou de ne pas se voir proposer un autre poste dans le futur. Je crois que c’est le principal problème, et c’est quelque chose sur lequel il est difficile d’agir.
Nous devons garder en tête que la relation qui lie employeurs et employés est très inégale. Dans des secteurs où les conditions de travail sont meilleures, les syndicats jouent un rôle plus important. Mais dans certains secteurs, ce n’est pas le cas. Une action importante consisterait à créer les conditions nécessaires pour que les travailleurs puissent s’organiser collectivement et que les syndicats puissent jouer un plus grand rôle. Mais comment faire cela dans des secteurs dans lesquels il y a beaucoup de travail temporaire et peu d’opportunités d’actions collectives pour les travailleurs ? Il est nécessaire de s’attaquer au climat de peur qui règne dans le secteur.
Le rapport de Sam Scott sur le travail forcé dans l’agriculture et l’agro-alimentaire britanniques est disponible sur le site de la Joseph Rowntree Foundation : jrf.org.uk/publications/forced-labour-uk-food-industry