3 avril 2012 par Delphine.
Résumé : visite des vergers et maraîchages de la région de Murcia en Espagne. L’intense spéculation et les normes esthétiques imposées par le marché mondial font que le prix de vente des agrumes est trop bas pour garantir un revenu décent aux producteurs ou aux ouvriers agricoles. Cela même alors que les fruits sont vendus trois fois leurs prix d’achat par les distributeurs de l’agro-industrie.
A l’inverse des régions d’exploitations intensives sous serres comme à Almeria ou Huelva [1] ,dans le petit village de Torre Pacheco, région de Murcia au sud-est de l’Espagne, les têtes de brocolis, les salades, les artichauts, et les pommes de terre, ont les herbes au vent. De part et d’autre de ce paysage végétal aérien, des étendues d’agrumes rehaussent les tons de dégradés de vert à coup de couleurs chaudes. Région précieuse du fait de son climat, Murcia alimente toute l’année le marché européen, en faisant don de sa progéniture végétale ! Il est ainsi très fortement probable que la salade que vous avez été chercher en grande surface cet hiver ou l’orange que vous mangerez demain, aient des racines Murcianaises.
Le visage collé sur la vitre du bus, je parcours du regard, le corps de cette région fertile. Des hommes et des femmes couverts de tissus colorés pour se protéger du soleil, caressent la surface et viennent ramasser ce que la terre à offrir. Telles de petites fourmis les ouvriers s’affairent. Leurs paniers ressemblent à d’immenses cornets de glace dont le poids leur fait légèrement courber le dos. Comme un dessin au fusain dont les courbes auraient été caressées du doigt, les ondulations du paysage se font et se défont à la vitesse de mon trajet. Les branches de quelques citronniers dénudés m’interpellent. Je me contorsionne sur mon siège pour observer cet immobilisme…on dirait que l’arbre a pleuré ses fruits, et qu’ils implorent, regroupés au sol comme une marre de lumière, pour revenir s’accrocher aux branches.
A mon arrivée à la station d’autobus de Torre Pacheco, j’en profite pour demander à Ramon, mon ami agronome que je vais suivre toute la journée, les raisons de la présence de ces citrons qui jonchent le sol. « C’est du à la spéculation », me rétorque t’il, un zeste agacé par la situation. « Actuellement le kilo de citron vaut entre 0,02 et 0,03 centimes d’euros, et entre 0,25 et 0,30 centimes d’euros si l’on y ajoute le coût de ramassage, l’étiquetage et l’emballage, pour qu’ils puissent intégrer le marché européen ». Je rebondis sur ce souvenir où, un jeudi matin au marché de la Fama, quartier populaire qui longe la huerta de Murcia Capitale, je me suis vu offrir 5 kilos d’orange, pour à peine 1€. « Oui, effectivement, les agrumes valent tellement peu à cause des spéculateurs, qu’on les vend au rabais » argumente t’il.
Nous passons devant l’exploitation de citronnier où les fruits tapissent le sol, et pendant que je prends une photo, Ramon ajoute « non seulement ils ne gagnent pas d’argent, mais en plus ils en perdent…parce qu’il faut payer des gens pour enlever les citrons des arbres et permettre à celui-ci de refaire de nouveaux fruits l’an prochain ! ». Tout ce qui est au sol sera donc jeté… Nous continuons le trajet et nous arrêtons un peu plus loin dans une allée d’orangers. Le bruit du tracteur nous indique où se trouve l’ouvrier agricole qui se charge d’épandre les intrants dans l’exploitation. Arrivé à sa hauteur, le moteur se coupe. Un homme d’une quarantaine d’années, au visage jovial et à l’accent marocain, en sort. Ramon, s’étonne du brillant des feuilles. Celui-ci est du à une forte concentration d’Azete [2] ou d’un produit équivalent, moins cher mais plus agressif. L’Azete c’est un peu comme la crème de jour de nos agrumes : capturation de la lumière et rehausseur de teint. Aujourd’hui naître agrume et être destiné au marché européen c’est pire que participer à un concours miss France : à la moindre imperfection, on te presse de partir ! Destination finale : Garbage !
La seconde exploitation est un véritable cours de dermatologique d’agrume. J’apprends à reconnaitre les « hongos » qui sont de tout petit petit champignon (une minuscule tâche qui fait la taille d’un point de stylo ou de feutre), et constate les effets du froid sur le pelage de certains fruits. Dans les deux cas, Ramon insiste « cela n’altère en rien le goût ou les valeurs nutritives du fruit… ce n’est qu’une question d’esthétique ». Pour être sûr que je comprenne bien, il illustre « c’est comme si toi et moi, du fait que l’on ait une cicatrice ou la peau sèche, on ne valait rien ! ». Je grimace. Entre deux allées, on tombe sur des cagettes immenses, dont l’une d’elles est remplit à ras-bord de ces mandarines imparfaites. Ramon sort son couteau suisse et me les fait gouter. Elles sont délicieuses ! Ces 150 kilos de mandarines que nous avons devant les yeux n’accéderont pas au marché, et ce juste pour des questions d’apparence. Je demande alors à Ramon pourquoi ils ne les laissent pas sur le sol, pour que la décomposition continue d’alimenter la terre et d’enrichir l’arbre. « On ne les laisse pas sur le sol pour que l’exploitation paraisse propre »… Ordre, propreté, beauté…le beau monde !
A notre sortie de l’exploitation, nous croisons la personne qui met en lien l’agriculteur avec le commercial. Ramon m’indique que son travail ne consiste pas en grand-chose mais que cela lui permet néanmoins de bénéficier de 20% du produit des ventes. Quelques mètres plus loin, il arrête la voiture et discute avec le commercial, « un bon type » me précise t’il. La discussion tourne autour des difficultés de vente et de négociation des prix. « Aujourd’hui on est face à quatre ou cinq grands distributeurs, qui ont un quasi monopole sur le marché. Il suffit qu’ils se mettent d’accord sur le prix d’achat et l’ensemble des agriculteurs sont obligés de suivre le pas, même si on est des millions… Ils profitent de la concurrence pour revoir le prix d’achat au plus bas, à tel point qu’aujourd’hui c’est presque comme si on leur donnait gratuitement ». Nous continuons notre périple dans différentes exploitations où Ramon est chargé de vérifier le bon développement des cultures. Entre deux allées de citronniers, il replonge dans ses souvenirs. « Auparavant, on trouvait des oliveraies, des amandiers, des melons et des caroubiers [3] … avec la modernisation des techniques d’irrigation on a remplacé des cultures peu nécessiteuses en eau par des cultures qui sont très consommatrices ! ». Céleris, salade, pomme de terre, brocolis, agrumes,… des « végétaux migrants » [4] pour qui les frontières furent levées par la théorie ricardienne , ramassés par des migrants déracinés, les premiers vendus au rabais, les seconds payés au rabais…
A mon retour à Murcia je vais chez le mastodonte local, Cortes Ingles… Ramon a raison, c’est presque aussi grand que la cathédrale de la place principale. Je n’ai pas besoin de chercher bien longtemps les agrumes qui sont juste à l’entrée du magasin. Un disneyland fruitier me tend les bras. « Un kilo acheté, le second à moitié prix » hurle une étiquette jaune fluo à l’écriture rosé ! Je regarde d’un peu plus près…1,15€ le kilo de citron…c’est presque 0,80€ de différence pour chaque kilos par rapport au prix d’achat, un gain quasi triple pour le mastodonte et ça en moins pour le producteur et les ouvriers agricoles…
Notes
[1] Huelva au sud-ouest de l’Espagne, communauté andalouse est la plus grande zone au monde de serre.
[2] L’Azete est une catégorie de pesticide vaporisé dans les champs d’orangers afin d’éviter que d’éventuels insectes viennent attaquer la plante et/ou n’altère l’apparence du fruit. Aux pieds des orangers, la terre est compacte. On peut voir la présence de la mousse verte qui d’ordinaire ne pousse que sur de la roche. Cela nous indique que le processus naturel d’aération de la terre, réalisé entre autre par le lombric, ne peut plus se réaliser. Le produit chimique vient altérer cette vie présente naturellement dans la terre.
[3] Le caroubier est un arbre cultivé pour son fruit le caroube. Il sert entre autre pour la fabrication du lait en poudre des bébés, comme aliment énergétique pour le bétail et également comme substitue au cacao (pas de gluten).
[4] La majeure parti des légumes cités ont comme origine le moyen orient, l’Asie et parfois l’Europe méditerranéenne, et ont pour vocation de venir alimenter l’ensemble du marché Européen. Il s’agit ici d’un choix politique et économique qui repose sur la théorie ricardienne, appelé également la « théorie des avantages comparatifs », l’apanage des politiques agricoles européennes, et le crédo officiel de l’OMC –Organisation Mondiale du Commerce. Celle-ci tend à démontrer que le principe de libre échange est plus favorable que l’autarcie dans les systèmes de production. Elle vise à spécialiser les différents pays et régions du monde dans la production agricole pour laquelle il est comparativement à ses partenaires, le plus avantagé ou le moins désavantagé, afin de s’assurer d’être gagnant au jeu du commerce international. L’application de cette théorie a participé à nous éloigner des contraintes des milieux naturels en standardisant, artificialisant de manière amplifiée (pesticides, OGM, etc.), et en modifiant les écosystèmes. Raisons pour lesquelles certains pays se retrouvent avec des problèmes d’eau ou d’appauvrissement des sols (consommation excessive en eau dans les espaces semi-aride comme en Espagne, infiltration de l’eau de mer dans les nappes phréatiques, etc.). Au-delà de ces bouleversements, l’ensemble des pays spécialisés deviennent également fortement dépendant du marché international, subissant les effets directs des spéculations financières et des pressions politiques qui y sont liés.