Anna n’en n’est pas à sa première enquête sur le sujet. Elle avait rencontré Nicolas Duntze à plusieurs reprises dans le cadre de ses recherches sur les conditions de vie et de travail des ouvriers agricoles en Italie.
Aujourd’hui c’est au Mexique qu’elle nous emmène, plus précisément à la frontière Etats-Unienne, dans l’Etat de Baja California, où se récoltent les fraises qui iront tout droit vers le nord de l’Amérique. Là-bas, elle enquête sur les conditions de travail de ces « jornaleros » : les ouvriers agricoles mexicains qui travaillent plus de huit heures par jour sous 38°C, pour une paye de misère, sans parler des conditions d’hébergement. Depuis un an, les ouvriers agricoles se battent pour la reconnaissance de leur droit et des conditions de travail dignes : grève, boycott, création de syndicat… L’heure est à la lutte
Dans l’entretien qu’elle nous a fait parvenir, elle rencontre Octavio, militant défenseur des droits des travailleurs dans la ville de San Quintin. En voici la teneur (en m’excusant pour les défauts et manquements de la traduction) :
Anna : Bonjour, je suis avec Octavio, représentant des jornaleros agricoles de San Quintin qui va nous parler de la lutte qui s’est déroulée ici l’année passée et du boycott de cette année. Octavio, quelles sont les conditions de vie et de travail des ouvriers de San Quintin ?
Octavio : Les conditions de travail sont très dures : les ouvriers travaillent plus de 8 heures, c’est inhumain. Les entreprises agricoles exploitent les travailleurs : les conditions de vie comme l’accès à la santé ou le logement sont déplorables. Les travailleurs vivent dans des maisons de plastiques et cartons. Les patrons empêchent l’accès à l’éducation des enfants alors que c’est un droit constitutionnel ici au Mexique, comme partout dans le monde. Ces conditions inhumaines concernent aujourd’hui plus de 80 000 travailleurs dans la vallée de San Quintin.
A. : Peux-tu nous dire quel est le salaire mensuel approximatif qu’un ouvrier peut espérer en ramassant des fraises ici à San Quintin ?
O. : C’est très difficile de répondre, cela dépend. Il y a parfois des femmes qui travaillent avec les enfants, des personnes âgées donc tout dépend de la forme physique des travailleurs. On peut estimer globalement entre 110 et 120 pesos avant la grève. Après la grève ça a un peu augmenté. On parle des fraises mais on peut aussi parler des légumes.
A. : Très bien et quelles sont les entreprises qui ont le plus recours à des travailleurs journaliers ?
O. : La plus grande entreprise c’est BerryMex qui exploite les travailleurs mais aussi Los Pinos de la famille Rodriguez qui exploite les salariés en les payant 110/115 pesos avant comme après la grève : ils payent la même chose ! Ils continuent de louer des chambres de 3 mètres sur 3 ou ils logent une famille de 5 journaliers : ils ne les autorisent pas à sortir. De nombreux ouvriers sont concernés par cette situation, notamment des migrants qui viennent des états les plus marginalisés du Mexique pour pouvoir vivre.
A. : Peux-tu nous raconter dans les grandes lignes ce qui s’est passé l’année dernière : le déroulement ? Quelles ont été les retombées ? Les réussites et les échecs ? et la réaction des autorités et de la police ?
O. : On peut parler de quelques réussites : le mouvement a soulevé de nombreux travailleurs et a permis de signer des clauses sociales avec les entreprises mais aujourd’hui rien n’a vraiment été appliqué notamment à cause des aspects politiques qui ont interféré (période électorale). Par exemple, pour contracter une assurance (les travailleurs doivent s’assurer), on nous demande un salaire minimum de 300 pesos mais on ne l’atteint jamais. Mais on peut parler de réussite comme la création d’un syndicat : les représentants du syndicat savent ce qu’il se passe dans les champs, les conditions de vie et d’hébergement inhumaines, qui travaillent où et l’exploitation par les entreprises. On peut aussi parler de l’inexistence de la liberté d’expression parce que le 9 mai dernier les policiers des 3 niveaux fédéraux ont réprimé les travailleurs qui exigeaient juste un salaire digne : ils ont réprimés tout le monde dont des femmes et des femmes. Il y a eu plus de 500 blessés, une répression brutale qui était incarnée par le chef de l’Etat de Baja California.
Photo : Grève des jornaleros à San Quintin
A. : Peux-tu nous dire combien de temps a duré la grève et quelle a été la réaction des entreprises ?
O. : La période de « chômage » a duré un peu plus de 2 mois : les travailleurs de San quintin qui vivaient là ne pouvaient pas tenir la grève plus longtemps parce qu’ils n’avaient pas les moyens. Les entreprises n’ont pas eu une réaction « favorable » ou « positive » : jusqu’à aujourd’hui aucune entreprise n‘a voulu négocié, nous avons envoyé des représentants au gouvernement mais aucun représentant des entreprises agricoles n’était présent. Il n’y avait que la secrétaire de Travail et prévision social et un représentant du pouvoir mais les patrons ne s’intéressent pas aux problèmes que connaissent leurs employés.
A. : Et quelles sont les conditions de travail aujourd’hui ?
O. : Elles se sont améliorées sur certains aspects : à Berrymex, après la grève, le salaire a augmenté de 80 pesos, nous sommes plus indépendants mais comme ils ont augmenté le salaire ils ont aussi augmenté la cadence.
A. : Une marche a eu lieu il y a peu de temps, appelée « la marche des deux Californies » jusqu’à Tijuana ou se sont rencontrées des organisations sociales mexicaines et américaines. Peux-tu nous parler de la marche, des objectifs et de ses conséquences?
O. : L’organisation de cette marche a nécessité un long travail afin de se rencontrer à la frontière entre les deux Californies Baja California au Mexique et la Californie des Etats Unis) : à Tijuana. Nous avons marché 4 jours pendant lesquels nous avons rencontré des frères activistes d’autres organisations qui se sont solidarisés avec les travailleurs journaliers. Cette marche a eu lieu à l’initiative des deux Californies. Des organisations comme la UNT mexicaine , une des plus grandes organisations qui avait travaillé avec Chavez pour organiser le boycott des années 60 ou la FNSIO une autre grande organisation qui a impulsé le boycott aux Etats Unis pour lutter contre les conditions de travail à la frontière, ils ont obtenu un accord binational avec Driscolls qui exploitaient les travailleurs des deux côtés de la frontière. Les jornaleros sont exploités par les mêmes entreprises aux Etats unis, ils sont certes mieux payés en dollars mais les conditions de travail et de vie sont les mêmes.
Photo : Marche des Deux Californies, Tijuana
A. : La marche était une façon de fêter l’anniversaire de la grève qui avait eu lieu à San Quintin non ?
O. : Oui c’était l’idée, la marche a eu lieu à peu près un an après la grève de San Quintin, pour commémorer, on peut pas dire pour fêter et aussi pour dire qu’on continue d’exister et d’exiger des conditions de travail dignes. On commémorait aussi la création d’un syndicat national des jornaleros qui est une victoire à caractère national.
A. : D’accord, et maintenant le boycott, comment cela fonctionne ?
O. : Le boycott est un travail de conscientisation. Nous savons que notre pouvoir c’est ce que nous consommons, ce que nous achetons à ces entreprises qui exportent les fruits de la vallée de San Quintin. Il s’agit d’actions pacifiques. Depuis le 10 avril, nos amis des Etats Unis nous ont rejoint et font des actions auprès des supermarchés qui commercialisent les fruits que nous ramassons comme SaveWay… Ils parlent avec les consommateurs, ils font des actions pacifiques dans et hors des supermarchés, ils informent les clients à travers différents supports sur les conditions de travail et de vie que connaissent les travailleurs. Ils font des actions à San Diego, Oakland, San Fransisco, bientôt à Santa Maria et peut-être du coté mexicain de la frontière. Nous lançons la campagne de boycott ici maintenant
A. : Très bien, peux-tu nous dire, en quelques mots pour les amis européens qui ne connaissent pas la situation, quelles sont les organisations qui soutiennent les actions de la vallée de San Quintin, et quelles sont les plus impliquées dans la lutte ici au Mexique en collaboration avec les Etats Unis ?
O. : Nous avons reçu beaucoup de soutiens de nombreuses organisations qui appuient la campagne de boycott, qui se solidarisent avec cette lutte pour la justice. On peut parler de la CCE, Sindicato des Telefonistas de la Republica Mexicana, l’UNT qui a beaucoup d’adhérents au Mexique. Aux Etats Unis on peut parler de la FLSIO qui nous appuie sur ce le droit du travail (3 millions de membres).
A. : Il y aussi la « Alianza De Organizaciones Por La Justicia Social », peux-tu nous expliquer en deux mots quel est le rôle de l’Alliance ici à San Quintin?
O. : En fait c’est elle qui « organise » les communautés de travailleurs, elle conscientise les jornaleros et c’est elle qui a permis la grève et la création du syndicat. Le syndicat a un caractère national et il est composé de 4 sections dont celle de la Baja California d’où est né le syndicat. Ce sont plus ou moins les mêmes personnes qu’on retrouve dans le syndicat et dans l’Alliance même si leurs actions sont différentes, ils travaillent main dans la main. Leur intérêt pour les problématiques liées au travail et à l’exploitation se complète.
Photo : Alianza De Organizaciones Por La Justicia Social
A. : Le boycott est chargé en histoire entre les Etats Unis et le Mexique sur la façon dont les consommateurs peuvent faire évoluer les conditions de travail, c’est une forme de lutte historique qui a commencé à être utilisée avec Chavez. Peux-tu nous dire comment vous l’utilisez pour atteindre des objectifs d’intérêt général, pour faire pression sur les entreprises ? Comment celles-ci réagissent au boycott ?
P. : On a eu un résultat positif surtout avec l’entreprise BerryMex. Avant d’organiser la marche des deux Californies, le boycott avait permis d’obtenir une augmentation de salaire. C’est un résultat de la campagne de boycott même si l’augmentation s’est accompagnée d’une hausse de la charge de travail. Mais il y a eu des résultats atteints à travers la lutte et la campagne de boycott. Et maintenant l’état Baja California fait pression sur les entreprises pour qu’elles signent les conventions nationales garantissant des droits sociaux. Ce qui se passe avec Driscoll’s est particulier.
A. : Donc vous pensez que pour faire pression sur les entreprises qui vous exploitent il faut faire pressions sur les entreprises qui vont commercialiser les fruits comme Driscoll’s ? C’est une façon de dire que Driscoll’s est aussi responsable et pas uniquement les entreprises agricoles ?
O. : Oui en fait c’est exactement ce qu’avait Chavez dans le temps, le contexte était plus ou moins le même, la situation était critique pour des milliers de travailleurs et ils ne pouvaient pas tenir des grèves trop longtemps alors ils ont choisi le boycott. Mais comme on ne peut pas faire un boycott général sur toutes les entreprises alors il faut choisir celle qui domine le marché. C’est ce qui se passe aujourd’hui à San Quintin : un boycott contre Driscoll’s qui accapare la majeure partie du marché. Driscoll’s s’approvisionne chez les petits et les grands producteurs de la région et c’est Driscoll’s qui se charge de la commercialisation. C’est l’entreprise la plus importante qui domine l’agriculture ici à San Quintin mais aussi le marché à l’échelle internationale.
A. : Quelles sont les prochaines étapes de la lutte ?
O. : Ce qui suit, c’est amplifier le boycott comme l’année dernière : continuer à exiger le respect des droits humains mais rassembler l’ensemble du Mexique dans ce combat contre Driscoll’s. Nous identifions les exploitations où s’approvisionne l’entreprise dans tout le pays, quelles sont les conditions de travail… On se renseigne sur tout leur marché parce qu’ils vendent aussi en Europe et en Asie depuis cette année. Nous voulons créer des liens avec les autres organisations qui luttent aussi sur ces thèmes-là. Nous cherchons l’unité nationale parce que nous ne sommes pas exploitées qu’à San Quintin mais sur tout le territoire et même à l’échelle internationale : des travailleurs mexicains sont exploités aux Etats Unis ou au Canada.
A. : Pour finir, est ce tu veux dire quelque chose à nos amis italiens ou d’Europe qui voudraient encourager la lutte de San Quintin ?
O. : Nous avons un outil très important et utile aujourd’hui, au XXIème siècle. D’ailleurs, je pense que si Chavez l‘avait eu dans les années 70 ils auraient gagné beaucoup de temps et obtenu de meilleurs résultats. Ce sont les réseaux sociaux: on peut partager beaucoup d’informations entre de nombreux pays. Le plus important pour l’instant c’est de partager des informations sur cette lutte à San Quintin notamment à travers les pages « Alianza De Organizaciones Por La Justicia Social », la page du syndicat SINDIS (Sindicato Independencia Nacional Democrático De Jornalero Sindja) et boycott Driscolls’s. L’important est de conscientiser sur ce thème là et on peut prendre contact pour organiser des actions dans d’autres endroits.
A. : Très bien, continuons la lutte !
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