8 juin 2012 par Antoine
Le mouvement social italien du 20e siècle se caractérise par sa dualité. Tandis que l’Italie septentrionale, urbaine et industrialisée, était secouée par la contestation des organisations ouvrières, l’Italie méridionale, rurale, vivait au rythme des mobilisations des travailleurs de la terre. Dès les années 50, ce sous-prolétariat rural se mobilisa en faveur d’une réforme agraire en occupant les terrains des grands propriétaires terriens . Au cours des décennies suivantes, des mobilisations éclatèrent pour dénoncer l’exploitation quotidienne et pour réclamer l’augmentation du salaire journalier, la contractualisation, l’amélioration des conditions de travail et de transport ou encore l’abolition du « caporalato » [1]. A l’époque, ces journaliers des champs, en majorité des femmes venues des villages de montagne avoisinants, peuvent compter sur le soutien d’un réseau de militants politiques et syndicaux communistes, enracinés dans les luttes locales.
A partir des années 80, cette main d’œuvre italienne est progressivement remplacée dans les campagnes par des travailleurs migrants, en provenance du Maghreb, de l’Afrique sub-saharienne et de l’Europe de l’est. Ces « nouveaux ouvriers », en plus de la précarité historique qui caractérise le travail agricole dans cette région, sont confrontés à des obstacles liés à leur condition de migrants. Insérés dans un univers social dont ils ignorent les codes et parfois la langue, sans ressources économiques, ils doivent faire face à une législation qui tend à les criminaliser et à les exclure du régime des droits. De plus, la forte mobilité induite par l’organisation circulaire du travail saisonnier agricole tend à faire de cette masse silencieuse et laborieuse « l’idéal-type » du travailleur moderne : flexible, mobile et précaire.
Pourtant, si cette mutation du profil des travailleurs a mis à mal les solidarités historiques, les mobilisations se poursuivent, entre recomposition du mouvement et héritage des luttes collectives du passé.
Inapplicabilité du droit et crise syndicale
Les organisations syndicales d’ouvriers agricoles sont historiquement présentes aux cotés des travailleurs agricoles pour la défense de leurs droits. Mais aujourd’hui, ces acteurs « traditionnels » sont confrontés à de nouvelles difficultés qui viennent questionner leur stratégie d’action.
Le travail agricole au sud de l’Italie se caractérise par son irrégularité, ou plutôt son illégalité. D’après le rapport de MSF publié en 2008, 90% des saisonniers étrangers des régions méridionales travaillent sans contrats [2]. Aujourd’hui ce chiffre reste d’actualité, et même lorsqu’ils existent, les contrats ne correspondent jamais à la réalité . Difficile alors de mener une lutte syndicale pour le respect des droits des travailleurs.
Les outils juridiques adoptés pour remédier à la situation sont souvent inadaptés et donc inapplicables. Le cas de l’article 18 du texte unique sur l’immigration en atteste [3]. Prévoyant la délivrance d’un titre de séjour pour « protection sociale » en cas de situations de violence ou de grave exploitation, il reste sous utilisé. Peu de travailleurs se risquent à dénoncer leur employeur, surtout que dans le cadre de cette procédure ils ont besoin d’un témoin.
Dans ce « district de la clandestinité » [4], les syndicats sont impuissants à défendre les droits par le Droit et doivent souvent se résoudre au rôle de « palliatif du système d’exclusion social » en dernier ressort. D’autant que la forte mobilité des travailleurs rend difficile un travail de syndicalisation de longue haleine et donne un caractère volatile à toutes les mobilisations.
Vers un réseau associatif et militant de soutien
A côté des syndicats sont apparus des militants issus d’autres horizons qui se sont mobilisés en soutien à ce prolétariat transnational. En provenance des centres sociaux , des associations antiracistes ou des collectifs paysans, ils apportent des cultures politiques et des pratiques différentes.
L’association EquoSud par exemple expérimente à Rosarno (Calabre) de nouveaux moyens d’action collectifs. Réunissant des producteurs agricoles, des travailleurs migrants saisonniers et des militants locaux, ils luttent pour une juste rémunération en faveur des paysans et des travailleurs. C’est l’objectif de la campagne SOS Rosarno, lancée il y a deux ans. Grâce à la commercialisation d’oranges via des canaux « éthiques », telles que les groupes d’achat solidaires (GAS) [5], au nord comme au sud du pays, les travailleurs peuvent bénéficier d’un contrat en règle et les agriculteurs d’une rémunération équitable. Au-delà du développement de ces filières alternatives, cette initiative vise surtout à associer paysans et ouvriers agricoles dans la perspective d’un front uni face à la grande distribution et aux intermédiaires commerciaux [6].
Le centre social ex-SNIA (Rome), le réseau antiraciste de Catane (Sicile), l’association Finis Terrae (Pouilles) ou encore les Brigades de solidarité active sont autant de réalité diverses et variées engagés dans le soutien aux travailleurs migrants aux côtés d’EquoSud. Aujourd’hui, ils s’organisent en réseau national afin de dépasser les problématiques locales.
Si leur engagement au côté de ce groupe marginalisé permet de rééquilibrer le rapport de force de force social, ces acteurs se doivent néanmoins de questionner régulièrement leurs pratiques au risque sinon d’exclure ces Hommes de leur propre représentation.
Les travailleurs migrants comme acteur politique
En effet, loin d’une conception paternaliste les enfermant dans un rôle de victimes démunies, ces travailleurs affirment au fil des mobilisations leurs capacités de participation et de résistance.
En 1989, l’assassinat de Jerry Maslo, sud-africain militant de l’ANC et premier porte-voix des travailleurs agricoles étrangers à Castel Volturno, dans les campagnes de Naples, provoqua une première mobilisation spontanée et d’envergure. En 2006, les ouvriers de la plaine du Sele (Campanie) organisèrent des manifestations contre le système du caporalato. Deux ans plus tard, c’est de nouveau à Castel Volturno que les travailleurs se mirent en grève pendant un jour, rassemblé autour du slogan « Aujourd’hui je ne travaille pas pour moins de 50 euros ». Ces mouvements des années 90 et 2000 ont forgés progressivement une mémoire collective des luttes.
Dans ce processus d’émancipation politique, la grève de Nardo (Pouilles) en aout 2011 constitue une étape supplémentaire. Pendant trois semaines, des travailleurs africains ont donné vie à la première grève autogérée par des migrants en Italie. Mobilisés contre une réduction de leur salaire journalier et un allongement des journées de travail, ils ont bloqués les routes, organisés des manifestations dans toutes la région et menés les négociations face aux pouvoirs publics. Grâce à cette mobilisation, ils ont notamment obtenus une loi criminalisant le caporalato sur le plan national.
Les hommes et les femmes qui travaillent aujourd’hui dans les campagnes méridionales sont porteurs d’un double stigmate. Ouvrier agricole dans un territoire sinistré, ils sont les héritiers des générations de travailleurs agricoles qui ont connus l’exploitation et le mépris avant eux. Immigrés, migrants ou émigrés, ils doivent faire face à un système qui les marginalise et les criminalise. Mais c’est par la lutte qu’ils retrouvent leur dignité, en tant que travailleur et en tant qu’être humain.
Notes
[1] Le caporalato est l’intermédiaire entre le propriétaire terrien et les travailleurs. Il est chargé de recruter de transporter et de surveiller les journaliers
[2] Un stagione all’ inferno, MSF, 2008
[3] Les saisonniers comme victimes de la traite : un autre point de vue pour un autre combat, 26 février 2008, Cristina E&P
[4] Francesco Saverio Caruso, I percorsi di sindacalizzazione del bracciantato migrante meridionale nel distretto della clandestinità : Il movimento dei migranti di Caserta, 2012
[5] L’équivalent italien des AMAP
[6] Pour en savoir plus sur Equosud, voir ce documentaire :http://www.youtube.com/watch?v=0foG…