Le futur incertain de la campagne polonaise

23 février 2011 par Julia.

On marche dans les rues désertes et glacées de Hołowianki, dans le silence, l’air clair et cristallin de ce hameau de 300 habitants, appartenant à la commune de Sabnie, une centaine de kilomètres à l’est de Varsovie. Tout est immobile ici, les jeunes en hiver sont contraints de se retrouver dans leurs voitures, car il n’y a ni bar ni salle de la mairie disponible. « Celle-ci est la maison d’une femme qui vit seule, avec son fils alcoolique » me dit Małgorzata, propriétaire de la ferme biologique du village, en indiquant une cour envahie par des bouteilles de plastique et de la ferraille rouillée. « Là-bas vit une femme seule avec son petit enfant » elle continue quand on passe à coté d’une ancienne maison en bois, à l’air fragile. Ces habitations typiques de la campagne polonaise, souvent se dégradent car personne n’a les moyens pour le restaurer. Hołowienki est un hameau assez représentatif de la difficile situation socio-économique des zones rurales polonaises, même s’il appartient au voïvodat de Mazowsze, une région relativement riche du pays. Mais la différence entre la campagne et la ville est énorme : pas d’infrastructures -les routes sont en mauvais état-, pas de lieux de sociabilité ni des magasins. Quelques bus pendant la journée, mais les déplacements sans voiture sont difficiles. « À l’époque du communisme, il y avait une sorte de maison de la culture dans le village, il y a avait des pièces de théâtre, des fêtes, des lectures de poésie. Maintenant il n’y a plus rien ici. Les gens qui s’occupaient de ça ont vieilli, chacun reste dans son coin, en plus maintenant il n’y a pas d’argent. Dans le village à coté, il y a un type qui a remis en fonction un centre culturel grâce à des financements de l’UE : ils font des concerts, ils ont acheté une voiture de pompiers toute neuve, ils organisent des bals…On y va en été, il y a plein de monde ! » me raconte le mari de Małgorzata. Ce n’est pas compliqué de comprendre la désolation de ce village pourtant beau, entouré par des bois et des champs recouverts de neige à perte de vue, quand on commence à parler avec les habitants d’ici…

Sans les financements, de quoi vivre ?

Anna, la cinquantaine, n’arrive pas à se réchauffer : « Je travaille dans la chambre froide d’une grande entreprise, il fait moins six là-bas ! Comme dehors aujourd’hui, d’ailleurs : dedans, dehors c’est pareil. […] Même si j’ai eu une attaque de cœur, je suis obligée de soulever des poids de 15 kilos, parfois 25 dans la chambre froide. On a une ferme de 10 ha avec mon mari, mais on a du mal à vivre de ça. On produit du lait, des betteraves des pommes de terre. Avant, pendant le communisme, on vendait tout à la coopérative Municipale du Secours Mutuel des Paysans, puis après 1989 on a commencé avec des privés. En plus mon mari est malade d’asthme. Mon fils, ça fait quatre ans qu’il est parti en Angleterre avec sa copine, ils sont partis ensemble. Il travaille dans le bâtiment, elle fait les ménages. Là-bas c’est dur, mais, il me dit : qu’est-ce je pourrais faire ici ? Ma fille qui vient de finir l’école et a 18 ans cherche du boulot depuis des mois, mais il faut aller en ville pour en trouver. Et avec les transports ici, c’est dur… ». Anna, comme Małgorzata, a travaillé en Allemagne dans la récolte des concombres pendant l’été, de 2000 à 2003, puis elle a trouvé un emploi stable dans la chambre froide. Elle en veut à la bureaucratie, à son employeur qui ne lui donne pas de jours libres quand elle a besoin de se rendre au médecin. Anna et son mari reçoivent 2500 euros par an sous forme des financements directes de l’UE pour leur ferme. « Ils (les institutions) disent que les paysans n’investissent pas ces financements, qu’on les utilise que pour la consommation immédiate, mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Une fois qu’on a acheté des pâtes, quelques choses pour la maison, il nous reste pas grande chose à investir ! ».

C’est une question très débattue dans le discours public polonais : les agriculteurs bénéficient de certains privilèges, comme une sécurité sociale pour laquelle ils payent en moyenne la moitié de ce que paient les citoyens communs. Ils bénéficient aussi de la rente structurale (220 euros environ par mois), une sorte de préretraite qui a officiellement le but de stimuler le renouvellement générationnel des paysans afin de rendre les fermes plus productives. Souvent les parents en profitent, laissent la ferme aux enfants, mais continuent à y travailler. Ils reçoivent également les financements directs prévus par la PAC, autour de 250 euro par ha environ, le double dans le cas des fermes biologiques. Selon Wojciech Ziętara, professeur d’économie et organisation des entreprises de l’École Générale d’Économie Rurale de Varsovie, en Pologne on essaie de résoudre les problèmes sociaux avec des moyens administratifs. Dans un entretien parue dans la presse [1], il souligne que la parcellisation de la terre est un des problèmes les plus graves de l’agriculture polonaise, qui pour se développer a besoin d’être intensive. À son avis les terres devraient être regroupées dans les mains des grands producteurs pour que l’agriculture soit compétitive sur les marchés internationaux. Et résoudre les problèmes d’ordre social de la campagne avec des soutiens économiques, sous forme d’aides sociaux, de formations, d’une qualité de l’instruction comparable à la ville. Pas un mot sur l’agriculture biologique, ni sur la survivance des petites fermes : selon le professeur, c’est le secteur tertiaire qu’il faut développer à la campagne pour qu’elle devienne dynamique.

Le choix de l’agriculture biologique

Małgorzata et son mari, la cinquantaine, ont converti leur ferme en agritourisme biologique en 2003, encore avant l’entrée de la Pologne dans l’UE ; ils ne doutent pas du fait que cela soit la meilleure façon de travailler la terre, de faire des rencontres et de gagner sa vie. En Pologne il y a 1.715.000 fermes, dont 80% ont une extension de moins de 20 ha : beaucoup parmi elles sont biologiques tout simplement parce que les paysans n’ont pas les moyens d’acheter les pesticides. Małgorzata et Tadek ne se plaignent pas : ils sont fiers de leur activité, de leur légumes, des saucissons et pâtés bio qu’ils vendent sur les marchés proches de Varsovie, où les producteurs vendent directement leur produits aux consommateurs à des prix réduits par rapport aux magasins biologiques. Les clients, les certificats et les diplômes gastronomiques ne leur manquent pas. Leurs moyens sont toujours modestes, mais le travail est gratifiant, ils sentent aussi d’appartenir à un réseau qui les soutient : il s’agit d’Ekoland, réseau des producteurs certifiés biologiques, qui se rencontrent régulièrement pour partager leurs expériences, leurs progrès et leurs difficultés. L’agriculture bio cependant n’est pas qu’une source de joie : la bureaucratie est souvent étouffante en Pologne. Les paysans ont besoin d’une autorisation à la production de chaque produit (une pour les produits de pâtisserie, une autre pour la charcuterie etc.). Il y a des paysans qui renoncent aux certifications car la bureaucratie les décourage. Anna, par exemple, produit de la viande de vache bio, mais elle ne peut pas la vendre en tant que telle, car l’abattoir certifié bio n’accepte qu’un minimum des six bêtes par fois, et il se trouve très loin. Donc elle passe par un abattoir normal, et ainsi, si quelqu’un a de la chance, se retrouvera de la viande bio dans son assiette sans le savoir…

Partir à tout prix, travailler à n’importe quelle condition

Ce n’est pas étonnant que presque tout le monde dans ce petit village soit parti au moins une fois comme travailleur saisonnier à l’étranger, ou a des membres de la famille résidant à l’étranger. Les petites fermes ne permettent pas de subvenir à tous les besoins, et le taux de chômage est ici très élevé. Małgorzata elle-même a travaillé pendant des années à l’étranger, en Allemagne, pas loin de Khel. Le recrutement, comme cela arrive souvent, se faisait de bouche à oreille. Anna partait avec elle, comme des autres femmes du village. La première fois a été en 1996, quand la vie à la campagne était vraiment dure. « Il y a avait une copine qui venait me voir à la maison » raconte Małgorzata, « avec une belle voiture, alors que nous on avait un Fiat 600… Je lui ai demandé : s’il te plait, amène-moi avec toi. Elle m’a répondu : non, là-bas tu ne vas pas tenir, c’est trop dur. Et pourtant je suis une femme forte, elle me connait. Mais j’ai laissé tomber, puis on a su qu’ils cherchaient des gens pour la récolte des concombres en Allemagne, à travers le pôle emploi local. On avait les contrats et tout, sauf qu’on a jamais reçu ce qu’on nous devait. On avait un contrat pour trois mois. Mais les conditions étaient bonnes, on dormait dans des containers pour trois, quatre personnes, on avait deux cuisines pour trente personnes, ça allait. Là-bas j’ai appris à faire le tri des déchets aussi, et j’ai importé cette habitude ici. On travaillait au rendement, on devait recevoir 1500 marcs chacun, un chiffre énorme pour l’époque, mais finalement personne n’a eu cette paye. J’y suis quand même allé pendant six ans, jusqu’en 2003. Les dernières années le propriétaire a baissé la paye, on prenait même pas 800 euros pour un mois de travail, ils ne nous donnaient pas de fiches de paie et voulaient encore qu’on leur rende 50 euros d’impôts, mais on ne savait pas pourquoi. On s’est donc rendu au pole emploi de Kehl, mais finalement ils nous ont juste rendu les 50 euros, et c’est tout. En 2003 il y avait peut être 20 roumains, puis 40 en 2003, et les paies ont été baissées….En 2004 je suis parti avec mon fils une dernière fois, pour cueillir les fraises pas loin du Lac de Boden, toujours en Allemagne ; là ça a été tragique : on était 14 dans chaque container, c’était au black, un travail pour trois semaines. On a résisté seulement parce que mon fils voulait absolument acheter une voiture, et on est revenue avec cet Opel, mais à quelles conditions ! »

Pour Marta, résident dans un d’un village à côté, 43 ans et une voix très jeune, travailler en Allemagne chaque été est la seule façon de vivre avec dignité. « Ça fait dix ans que je me rends pas loin de Glandorf pour travailler pendant deux mois chaque été. Pendant quelques années ça n’a pas été un problème, puis il y a eu une loi comme quoi les paysans doivent renoncer à la KRUS [2] s’ils partent travailler à l’étranger. À partir de ce moment, femmes et hommes, avons commencé à nous déclarer comme femme de ménage dans les papiers que nous demande l’employeur, c’est moins compliqué pour nous et pour eux . Là-bas on gagne environ 40, 50 euros par jour, on fait la récolte des framboises, on prend 2 euros pour 6,5 kilos. C’est rien, avant, avec les fraises on gagnait 2 euros pour 2 kilos. En plus, maintenant ils nous enlèvent 15 euros par jour pour manger, car il n’y a pas de cuisine. Dans le dernier contrat que j’ai reçu chez-moi, il n’y a même pas de tampons, c’est juste des copies des documents. Ils nous demandent de signer, et c’est tout : ils nous demandent de faire des heures supplémentaires, diurnes et nocturnes sans être payé plus… » Je lui demande donc pourquoi elle veut partir, alors que le « contrat » n’a rien de légal. Marta m’explique qu’ils gagnent 2000 zloty (5o0 euros) par mois avec leur ferme de 20 ha, en vendant le lait à une laiterie. Et ils ont deux filles, de 15 et 17 ans : il faut qu’elle leur achète des bouquins, des vêtements… « Vous savez, elles se sont habituées à mes départs en été : elles restent avec leur père, la grand mère, elles sont devenues responsables plus vite que les autres enfants de leur âge. Moi, au début quand je partais, je pleurais à cause de la nostalgie, maintenant j’y ai fait l’habitude. Il faut que je gagne ces 600, 800 euros de plus…D’ailleurs, s’adapter à des mauvaises conditions c’est une question psychologique : l’année passée il n’y a pas eu d’eau pendant deux semaines, dans les toilettes là-bas…Il a fallu se débrouiller, acheter de l’eau en bouteille, des serviettes parfumées, c’est comme ça…Quand quelqu’un a essayé de se plaindre, ils l’ont viré, comme s’il n’avait jamais été là… » Marta ne voudrait pas travailler chez un paysan en Pologne, car si quelqu’un recrute un autre à la campagne, « il se sent tout de suite un grand seigneur, et l’autre n’est rien. Au moins en Allemagne, ils nous traitent avec respect, même s’ils ne nous payent pas assez… » À la campagne recruter des travailleurs au niveau local, est apparemment difficile : « Souvent, les gens qui perçoivent des indemnités de chômage, n’ont pas envie de bouger, quand on essaye avec ceux qui boivent des bières devant le magasin du village à coté, ils répondent ’non merci’ » me raconte le fils de Małgorzata, 25 ans. « Ils préfèrent boire la bière au frais en été et pas travailler… ». Les payes sont certainement moins attirantes qu’à l’étranger, et il y a des boulots que les polonais se refusent désormais de faire pour si peu d’argent.

Ceux qui restent

Darek a décidé de rester à Hołowianki : il a formellement repris l’activité des parents, avec sa future femme « J’ai passé trois mois en Angleterre chez ma sœur il y a quelques temps, j’ai travaillé à l’usine. Je me sentais rabaissé, il n’y avait pas de respect pour les ouvriers. J’ai eu du mal à m’intégrer, je suis revenu ici ; j’ai envie de travailler à la campagne, parfois avec mes parents on a des petits conflits générationnels, mais en général ça se passe très bien. » Souvent les enfants, même avec leurs copines ou femmes vivent avec les parents, et s’aident mutuellement dans le travail à la ferme. La structure familiale à la campagne reste assez traditionnelle, avec des familles très nombreuses, où plusieurs générations cohabitent dans la même maison. Marcin, 22 ans, a aussi fait le choix de rester. Il est en train de faire des études d’agro-business dans une ville pas loin. « En total on a une vingtaine de ha, on a des porcs, on cultive du mais, du colza et des pommes de terre. Je ne fais pas de l’agriculture bio, c’est une surface trop grand pour moi, ça voudrait dire trop de travail. Grâce aux financements de l’ UE on a pu investir dans les machines, mais je voudrais bien me concentrer sur les plantes, et laisser tomber l’élevage. J’aide mes parents, je suis bien ici : je n’ai jamais eu envie de partir. »

Une faible conscience politique

S’il est vrai que les problèmes sociaux des zones rurales ne vont pas disparaître du jour au lendemain (fort taux de chômage, manque d’infrastructures, bas niveau d’instruction, etc.), la solution ne consiste certainement pas dans la concentration des terres dans une seule main et dans l’agriculture intensive. Ela Priwieziencew, directrice de l’Institut Social de l’Écologie, qui assiste les paysans dans le passage à l’agriculture bio, est de l’idée que le développement de l’agriculture biologique n’est pas assez soutenu par le Ministère de l’Agriculture. Pour transformer son activité en ferme écologique, il faut s’adresser à des conseillers, et remplir certaines conditions : mais ils ne sont pas assez nombreux, en plus souvent ils ne proposent pas aux paysans ce changement. Les démarches pour obtenir les certifications de production biologique sont assez compliquées, et cela décourage également les paysans. Pourtant l’agriculture biologique permet d’avoir des entrées beaucoup plus importantes, tout en garantissant une bonne qualité de la nourriture… En ce moment il y a 17.000 fermes écologiques certifiées en Pologne : le gouvernement a établit que d’ici jusqu’à 2015, ils devrait y en avoir 25.000, ce qui représente un pourcentage très modeste. Une des questions clefs en Pologne est le manque d’une conscience écologique et politique à la fois : l’éducation à l’écologie est presque absente à l’école, et une approche critique de la question n’est pas diffusée parmi les adultes souvent à cause d’un simple manque d’information. Réaliser des formations, organiser un travail en réseau est assez difficile à la campagne, d’un coté à cause du manque d’une tradition syndicale et de luttes collectives, de l’autre coté à cause de l’effective pauvreté des zones rurales, qui pousse leurs habitants à se replier sur eux même et à chercher des solutions individuelles, comme le travail saisonnier ou l’émigration définitive. Le travail des ONG et des associations consiste souvent dans la création de lieux de rencontre qui favorisent l’action collective ou dans l’offre de formations qui puissent dynamiser les zones rurales. Mais cela est une goutte d’eau dans la mer : la situation des campagnes polonaises reste pour l’instant assez immobile dans l’ensemble, heureusement les solutions alternatives concrètes comme la ferme de Małgorzata et Tadek peuvent aider à réveiller les consciences et élargir l’horizon des possibilités…

Notes

[1] “Nie taki bogaty ten rolnik” [Pas si riche, ce paysan], Gazeta Wyborcza, 14 février 2011

[2] Krus : Kasa Rolniczego Ubezpieczenia Społecznego, Caisse de la Sécurité Sociale des Agricolteurs

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