« Jamais il ne m’était passé par la tête que je pourrais être vendu », témoigne Dario après avoir échappé en 2013 à un réseau d’esclavage. Ce roumain père de deux enfants et sans travail avait rencontré Fábio en Roumanie et celui-ci lui avait proposé un travail agricole à l’étranger. Un bus l’amènerait au mois d’Octobre, lui et 50 autres compatriotes, dans la région de Serpa, au Sud du Portugal pour la récolte des olives, moyennant un salaire journalier de 30€. Alors Dario, comme beaucoup d’autres, s’est engagé, parce qu’en Roumanie trouver du travail ce n’est pas facile, encore moins en hiver, et parce qu’en Roumanie 30€, c’est pas mal de choses. Au final, il s’est avéré que Fábio n’était pas un employeur mais membre d’un réseau de mafieux sans scrupules, des négriers du XXI ième siècle. Au final, pas de salaire payé mais des dettes, pour le remboursement du transport, du logement, de la nourriture. Au final, des menaces, des coups, la peur, la faim et les champs d’oliviers comme prison. Au final Dario n’était pas un être humain jouissant de droits fondamentaux et dont le travail mérite salaire, au final Dario était un esclave des temps modernes, comme 29 millions d’autres esclaves dans le monde1.
L’esclavage est à a mode
D’après l’Observatoire du Trafic des Êtres Humains2 (OTSH, dépendant du Ministère de l’Administration Interne portugais), en 2013 des 198 cas de trafic à des fins d’exploitation laborale signalés par différentes entités (étatiques, non-gouvernementales, et autres), 185 concernaient le secteur agricole et majoritairement la récolte des olives dans l’Alentejo. La moitié des victimes de trafic pour exploitation laborale sont des étrangers, principalement des roumains (185 sur 299 victimes présumées au Portugal). Alberto Matos, du Solidariedade Imigrante, association indépendante d’aide aux immigrés, affirme que le nombre de cas a explosé en 2009. Mais c’est surtout depuis 2013 que se multiplient les articles de presse relayant des situations d’esclavage moderne dans le secteur agricole. La majorité des cas signalés concernent la récolte des olives dans le district de Beja, particulièrement dans la municipalité de Serpa. Mais d’autres zones et d’autres cultures sont concernées.
« L’esclave n’a aucun droit, il a le droit de vivre et de travailler. Il n’a rien en fait.»
Dario. Dans la majorité des cas, c’est le même schéma qui se reproduit. Les travailleurs sont recrutés en Roumanie sur la promesse d’un salaire de 30€ à 40€ par jour (ce qui correspond au minimum légal au Portugal, 485€/mois), avec un logement et le transport gratuit depuis la Roumanie jusqu’au lieu de travail. Des faux contrats sont signés, et quand ils arrivent sur place les travailleurs découvrent l’horreur. Les personnes qui les recrutent sont la plupart du temps des roumains installés au Portugal et qui y ont créé une entreprise de prestation de services agricoles. En 2011, par exemple, une famille de 9 roumains, 6 hommes et 3 femmes sont arrivés dans l’Algarve, région littorale sud du Portugal, pour y travailler. Après quelques mois la famille Groza a finalement décidé de monter une entreprise, Sorriso Vedeta Unipessoal Lda.3, domiciliée à Aljustrel, fournissant des travailleurs aux exploitations d’oliviers de la région. L’entreprise promettait aux travailleurs roumains 500€/mois pour 8 jours de travail, repos le dimanche, trois repas par jour et transport journalier sur le lieu de travail. Au final, les travailleurs dormaient sur des matelas à même le sol, à 3 ou 4 personnes par matelas. Pour maison, une vieille boulangerie louée par les Groza, sans fenêtres mais avec des trous dans le toit, en plein hiver il pleuvait à l’intérieur. En guise de repas les travailleurs avaient le droit à un sandwich de mortadelle et de l’eau sortie d’un puits abandonné. Ils n’étaient pas autorisés à prendre de douche et devait faire leurs besoins dans les champs où ils travaillaient. De même, Dario raconte que lui et ses compatriotes dormaient à même le sol et qu’il n’y avait qu’une seule toilette pour tout le groupe, pas de place pour entreposer ses affaires ou pour cuisiner. Les journées de 12 heures de travail commençaient à 5 heures du matin, avec une courte pause pour le déjeuner et une pression constante pour ne pas s’arrêter, pour ne pas fumer, pour travailler plus vite. Et le droit de ne boire de l’eau qu’une seule fois par jour. Alberto Matos raconte également le cas de travailleurs roumains exploités pour la récolte des melons en 2009, dans la région de Ferreira do Alentejo, qui n’avaient le droit de manger que les melons qu’ils ramassaient. Dans ces cas d’esclavage moderne, les travailleurs sont prisonniers. Les mafieux qui les surveillent sont fréquemment des anciens militaires, anciens policiers roumains, adeptes de l’autorité et de la coercition. Les travailleurs sont dissuadés par la menace de s’enfuir ou de dénoncer la situation. Les deux moyens systématiquement employés pour s’assurer la servilité des travailleurs-esclaves sont la confiscation des papiers d’identité et la menace de s’en prendre à leurs familles en Roumanie. À leur arrivée au Portugal, ont leur confisque leurs papiers sous prétexte de pouvoir les présenter directement aux autorités en cas de contrôle, un service pour lequel Dario raconte avoir dû payer. Le salaire journalier n’est jamais versé, ou alors à moitié, et au final les travailleurs doivent rembourser le transport, la nourriture et le logement à des prix exorbitants, si bien qu’à la fin du mois, ils sont endettés et obligés de continuer à travailler pour rembourser. La maison dans laquelle Dario et les autres travailleurs étaient logés coûtaient 100 € par personne, et il raconte : « Avec toutes les dettes que j’avais accumulé, j’aurai dû travailler deux ou trois semaines de plus pour les rembourser ». Suite à l’arrestation de 6 personnes suspectées de trafic et d’exploitation de 30 citoyens roumains dans une exploitation agricole de Beja en 2013, le SEF (Service des Étrangers et des Frontières) a publié un rapport4 qui formalise bien le schéma de ces cas d’esclavage moderne dans les champs d’oliviers : « Les victimes étaient recrutées en Roumanie à travers de fausses expectatives relativement aux conditions de travail et de rémunération ; elles étaient logées dans des installations insalubres et soumises à l’exploitation laborale avec recours aux menaces et à la coercition ; et elles étaient sujettes à un régime de subordination économique basée sur la délivrance de biens alimentaires à des taux usuraires ».
Des crimes impunis
Le cas de Dario est inédit. En effet lui et ses compagnons ont réussi à s’enfuir de l’exploitation et à dénoncer cette situation aux autorités, puis Dario à choisi de le raconter à la presse. Certains autres cas ont été dénoncé par des habitants. Par exemple l’agriculteur qui avait engagé des travailleurs à travers l’entreprise de la famille Groza avait porté plainte à la police après avoir vu un membre de l’entreprise battre un des travailleurs. Dans le district de Beja, il est arrivé plusieurs fois que des associations locales (Solidariedade Imigrante, Caritas Beja, Croix Rouge) aient été alerté par des habitants qui avaient vu des travailleurs roumains demander des morceaux de pain, jambon et fromage au café du village ou fouiller dans les poubelles à la recherche de nourriture. Certaines associations ou ONG, au courant du phénomène, sont également attentives aux signes d’exploitation surtout pendant la saison des vendanges et la récolte des olives. Les autorités ont également fini par prendre conscience du phénomène et de la nécessité de surveiller les champs et de protéger les victimes. Les contrôles de la part de l’Autorité des Conditions de Travail (ACT), Service des Étrangers et des Frontières, Police Judiciaire et Gendarmerie (GNR) sont plus fréquents, la collaboration entre ces structures a été renforcée, des réseaux d’alerte et de partage d’information ont été mis en place pour optimiser l’identification des situations d’esclavage, l’intervention des autorités et la prise en charge des victimes comme le Réseaux Régional de l’Alentejo d’Appui et de Protection aux Victime du Trafic d’Êtres Humains qui réunit une vingtaine d’organismes dont le SEF, l’Institut de Sécurité Sociale local, la GNR, plusieurs municipalités de la région Alentejo, l’association Solidariedade Imigrante, la Croix Rouge, etc. Malgré cette prise de conscience et ces efforts, beaucoup de crimes d’exploitation dans l’agriculture restent impunis. D’une part, la majorité des cas d’exploitation laborale dans l’agriculture passe probablement inaperçue. Notamment parce que les immenses champs d’oliviers sont difficiles à surveiller et lorsque qu’une exploitation est contrôlée, les autres autour sont alertées et les travailleurs ont le temps de fuir et de se cacher, comme le raconte un inspecteur de l’ACT lors d’une tournée de contrôle dans la région de Setúbal5. D’autre part, beaucoup de situations identifiées comme trafic à des fins d’exploitation laborale sont dénoncées par l’ACT, ou par des ONG mais seuls les OPC (Organes de Police Criminelle: SEF PJ, GNR…) sont qualifiés pour confirmer un crime et mettre en œuvre une procédure judiciaire. Or, dans de nombreux cas les victimes ne veulent pas témoigner craignant des représailles de la part des mafias ou de la police parce qu’ils sont en situation illégale. C’est pourtant la plainte commune qui constitue la meilleure preuve, un seul témoignage n’est jamais suffisant pour qu’il y ait inculpation. Par ailleurs, il y a souvent une chaîne complexe de plusieurs intermédiaires entre le propriétaire de l’exploitation et les travailleurs, si bien que les travailleurs et parfois même les intermédiaires qui les surveillent dans les champs sont incapables de dire pour qui ils travaillent. Souvent les employeurs mafieux ne tiennent pas de registres des heures travaillées et sans preuve matérielle, il est difficile de prouver qu’il y a crime. La plupart du temps, les coupables sont inculpés pour fraude fiscale, vol (des travailleurs), travail non déclaré, coups et blessures tout au plus mais rarement pour trafic d’être humain et esclavage. Et puis il y a toute les « situations grises », selon l’expression de Pedro Pimenta Braz, inspecteur général de l’ACT qui « tournent autour de l’esclavage moderne mais ne peuvent être caractérisées comme telles mais si elles sont très graves – quand à la limite les personnes peuvent fuir, qu’on ne leur confisque pas leurs papiers, et qu’elles ne reçoivent pas de menaces, par exemple ». Il s’agit de cette escravatura sem chicote, (« esclavage sans fouet »), selon l’expression de Zé Alfredo, membre de la Confédération Nationale des Agriculteurs, où le travailleur, poussé par le chômage doit accepter de travailler 40 heures par semaine minimum pour gagner 480€/mois au mieux, s’il est payé, sans se plaindre car si c’est pas lui, il y a des files de travailleurs qui attendent derrière.
Le Barrage d’Alqueva, ou comment l’agriculture “moderne” se base sur l’esclavage
L’augmentation du nombre de cas d’exploitation de travailleurs migrants dans l’Alentejo s’est faite parallèlement à l’implantation d’un nouveau modèle agricole intensif reposant sur l’irrigation du Barrage d’Alqueva, situé près de la frontière espagnole. Ce dernier alimente déjà 60 000 hectares agricoles dont 42% sont destinés à la production d’oliviers. Parmi les objectifs de ce méga-projet: redynamiser et diversifier la production agricole de l’Alentejo. En réalité, les efforts se sont surtout concentrés sur la production d’huile d’olive: 76% des investissements du ProDer (Programme de Développement Rural 2007-2013) liés au projet du barrage d’Alqueva ont été destinés à la production d’huile d’olive et entre 2000 et 2010 et près de 50 000 hectares d’oliviers intensifs et super-intensifs ont été planté, majoritairement dans l’Alentejo. Ainsi, grâce à une productivité de l’olivier qui a quadruplé depuis 2000, en 2013 le Portugal a atteint l’autosuffisance en huile d’olive et augmenté ses exportations (vers le Brésil notamment) de façon exponentielle, une grande victoire. La Ministre de l’Agriculture, Assunção Cristas, du parti populaire conservateur CDS-PP porte ce projet d’agriculture intensive irriguée avec un fort enthousiasme. Selon elle, 2500 postes de travail ont déjà été créés, et lorsque le projet “aura atteint la vitesse de croisière”, dans les prochaines années, le barrage d’Alqueva devrait générer près de 4000 emplois agricoles. Des spécialistes moins enthousiastes avaient déjà averti que l’implantation d’un tel modèle agricole dans l’Alentejo comportait des risques. En effet ces cultures intensives irriguées, notamment d’oliviers, requièrent beaucoup de main-d’œuvre à bas coût, que l’Alentejo ne semble pas en mesure de fournir. Cette région rurale déprimée est pourtant celle du pays où le taux de chômage est le plus élevé. En octobre 2013, le Bas Alentejo recensait 17 000 chômeurs. Au même moment, Alberto Matos, du Solidariedade Imigrante estimait à 10 000 ou 15 000 le nombre de travailleurs migrants (majoritairement roumains) travaillant dans la récolte des olives dans l’Alentejo. Ce paradoxe peut s’expliquer par le fait que les portugais sont encore juste assez aisés pour refuser de se faire exploiter dans les champs. Nombreux sont les agriculteurs et entreprises de prestation de services agricoles qui affirment (notamment dans la presse) préférer engager des travailleurs étrangers parce que ceux-ci sont plus rapides que les portugais et ne se plaignent pas… Henrique Coroa, un agriculteur de Beja ajoutait dans une entrevue avec le journal Público: “Ils sont une chance pour nous car sans eux, la production d’huile d’olive dans l’Alentejo s’arrêterait”6. Le député du PCP (Partido Comunista Português) João Ramos a récemment interpelé la Ministre de l’Agriculture Assunção Cristas, à l’Assemblée de la République en lui demandant d’expliquer la raison pour laquelle la production irriguée par l’Alqueva devait reposer sur le travail clandestin et la dérégulation des relations laborales. Il avait ajouté qu’il était “inacceptable que dans l’une des plus importantes régions agricoles du pays, précisément celle au plus fort potentiel de modernisation et de développement, l’on puisse recourir à une forme d’exploitation du travail datant de plusieurs siècles”. João Dignis, dirigeant de la Confédération Nationale de l’Agriculture, un syndicat paysan membre de la Via Campesina avait également fait remarqué que les travailleurs migrants sont trop fréquemment victimes de mauvais traitements infligés par des “négriers du XXIème siècle”. Selon lui, le phénomène du travail clandestin n’est pas circonscrit à l’Alentejo mais “s’étend à la région de Beiras et jusque dans les fermes du Douro”, au Nord du pays, où il concerne aussi des travailleurs portugais. La région de l’Alentejo et du barrage d’Alqueva illustrent une contradiction qui peut-être généralisée à d’autres régions et d’autres pays d’Europe: un État qui soutient et finance le développement d’une agriculture intensive dite moderne permettant d’équilibrer la balance commerciale agricole mais reposant sur un vieux système d’esclavage. D’une manière générale, un système économique qui, tout en prétendant lutter contre le chômage, repose sur la précarisation des travailleurs.
1 Indice global de Escravatura 2013, Walk Free Foundation, octobre 2013
2 OTSH Tráfico de Seres Humanos, Relatório 2013, abril 2014
3 Diário de Notícia 12-07-2014
4 Diário de Notícia 14 07 2014
5 Diário de Notícias 14-07-2014
6 “Romenos, Nepaleses, Vietnamitas regressam para a apanha da azeitona”, Público, 02-12-2013