Résumé : Dans le département du Lot-et-Garonne, le recours à des saisonniers étrangers – notamment polonais – pour répondre aux besoins agricoles est largement répandu. Pour les employeurs, ils constituent une main d’oeuvre travailleuse et flexible, contrairement aux jeunes et aux demandeurs d’emploi locaux. A priori, les intérêts convergent puisque les travailleurs étrangers sont particulièrement attirés par le niveau des salaires français. Pourtant, les relations de domination et d’exploitation sont présentes structurellement tant dans les discours que dans les formes institutionnelles que prend la relation de travail. Cela permet et encourage des abus, d’autant plus que les dénonciations sont peu nombreuses.
Sur les hauteurs de Sainte-Livrade, quelque part dans le Lot-et-Garonne, nous découvrons au lieu dit « Barianis » de larges surfaces de serres, des bâtiments servant à entreposer le matériel agricole, deux mobil-homes dernier cri et plusieurs maisonnettes individuelles, dont certaines en construction. Le bureau de l’agriculteur – ou exploitant agricole, ou chef d’exploitation, ou chef d’entreprise, on ne sait plus – est précédé par une large salle de réunion dans laquelle résonnent des échos en polonais. Une dizaine de jeunes ouvriers est groupée autour d’un ordinateur, ils se retrouvent sans doute après une longue journée de travail dans les serres. Sur le mur d’à côté, des panneaux affichent des documents, tous traduits en langue polonaise.
« Les bons comptes font les bons amis, mais les erreurs sont possibles car l’homme n’est pas infaillible. Bizarre tout de même que certains voient les erreurs qui les désavantagent, sans voir ce que le patron a oublié de retenir. Donc certains se trompent d’autres oublient… Ne soyons pas toujours les méchants… »
Les Polonais s’éclipsent discrètement lorsque le Président de l’Association Syndicale des Employeurs de la Main d’Oeuvre Agricole en Aquitaine (ASEMAA), 250 adhérents, vient à notre rencontre. Lui-même embauche selon la saison entre vingt et cinquante Polonais sur son exploitation de fraises hors sol, qui devrait doubler son volume d’ici 2016, passant de 200 à 400 tonnes de production. Il n’a presque jamais travaillé avec des Français, puisque « les demandeurs d’emploi – on ne peut même pas les appeler comme ça, bref, les chômeurs – ne veulent pas travailler dans l’agriculture ». L’ASEMAA est très proche de la Coordination Rurale, syndicat agricole majoritaire dans le département depuis 2001, à tel point que celle-ci lui a délégué le pouvoir de négocier la nouvelle convention collective qui remplacera celle de 1983. Les deux organisations insistent de manière décomplexée sur l’emploi nécessaire d’une main d’œuvre rentable, «des gens qui ont faim et qui veulent travailler », selon les termes de leurs représentants. Ils les comparent aux jeunes de la région boudant l’agriculture, et surtout, aux personnes sans emploi qui seraient maintenues dans l’assistanat par les minimas sociaux.
Le recours à des travailleurs étrangers pour les besoins agricoles du département n’est pas un phénomène nouveau : Italiens dans les années 1920 ; rapatriés indochinois et algériens après les accords de Genève en 1954 et ceux d’Evian en 1962 ; dans la deuxième moitié du siècle, Espagnols, Portugais et Marocains venus par le biais des contrats d’introduction de l’Office des Migrations Internationales (OMI), aujourd’hui remplacée par l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII). Avec l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans l’Union Européenne, et du fait de politiques migratoires nationales visant à limiter l’introduction de main d’œuvre étrangère, le nombre de « contrats OMI » tend à la baisse à partir des années 1980. Mais lorsque la Coordination Rurale arrive à la tête de la Chambre d’Agriculture départementale en 2001, « les agriculteurs, plus terre-à-terre que presse-papiers, s’organisent pour obtenir le pouvoir de négociation », relate le Président de l’ASEMAA. Sans doute encouragé par des mobilisations fructueuses menées dans d’autres départements, notamment les Bouches-du-Rhône, le syndicat majoritaire du Lot-et-Garonne parvient à obtenir de la préfecture la réouverture des « premières introductions »1. Un accord passé entre la Chambre d’Agriculture du Lot-et-Garonne et celle de Pologne favorise le recours à des travailleurs polonais par le biais de ce dispositif. Les chiffres explosent : entre 2001 et 2007, le nombre de Polonais passe de 92 à 982, près de 3000 premières introductions sont accordées au total2. En 2000, 30 employeurs signaient des « contrats OMI », ils sont 312 en 2005. Aujourd’hui, seuls les renouvellements de contrat sont autorisés chaque année, mais près d’un tiers des salariés agricoles du département est de nationalité étrangère. L’embauche de travailleurs étrangers est d’autant plus facile qu’il n’y a plus besoin d’obtenir d’autorisation de travail pour les ressortissants communautaires3. Elle s’appuie sur des réseaux de recrutement informels stabilisés qui se basent sur des interconnaissances : des travailleurs jouent le rôle d’intermédiaire pour répondre aux besoins de leurs employeurs en faisant venir des membres de leur famille ou des amis. Les candidats au départ sont nombreux : au chômage ou diplômés, pas toujours originaires du monde rural, ils désirent s’installer en France, attirés par la perspective d’un meilleur niveau de vie, ou sont prêts à faire des allers-retours chaque année pour toucher des salaires français.
Au-delà de la supposée convergence d’intérêts
C’est donc en apparence un système « gagnant-gagnant », bénéficiant à chacun, qui prévaut. Niveau de salaire pour qualité de la main d’œuvre, les intérêts se rencontrent, la demande de travail s’accorde à une offre. En mai 2013, la Coordination Rurale organise une manifestation ayant pour mot d’ordre « Le ras-le-bol des employeurs agricoles !». Elle proteste contre l’augmentation des charges, les complications administratives, et surtout « le harcèlement sur le terrain par l’Inspection du Travail », institution qui fait l’objet d’une haine ouvertement affichée et promue par le syndicat. Le dossier qu’il publie à cette occasion mentionne qu’«en agriculture, nous avons les salaires les plus hauts d’Europe. Nos salariés le savent, sont heureux, et reviennent chaque année ». Mieux, les paroles de l’employeur et du salarié se rejoignent lorsqu’un couple de Polonais affirme, de la même manière que le Président de la Coordination Rurale, que les abus sont sanctionnés de manière informelle : la circulation de l’information fait que les salariés n’acceptent plus de travailler pour un « mauvais patron » ; des problèmes avec les salariés ne font que révéler les difficultés économiques d’une exploitation déjà condamnée. L’autorégulation permettrait donc d’éviter toute dérive. Si des irrégularités existent, elles sont le fruit d’arrangements tacites entre l’employeur et le salarié, qui accepte de ne pas être déclaré ou de toucher un salaire « directement négocié ».
Cette supposée convergence d’intérêts masque les rapports de domination et d’exploitation que permet et promeut un modèle d’agriculture industrielle et concurrentielle. Le rapport utilitaire à la main d’œuvre étrangère transparaît tant dans les discours que dans les formes que prend l’emploi de ces travailleurs. Pour le Président de l’ASEMAA, qui loge ses employés polonais sur l’exploitation en ne retenant que les charges d’eau et d’électricité, «c’est une bouffée d’oxygène la main d’œuvre qui arrive rapidement, qui est toujours disponible le dimanche ». En 2001, lorsque «l’Etat français a accepté de nous mettre des personnes à disposition [les « contrats OMI »] », les employeurs échangent sur les manières de travail différentes et les qualités inhérentes à la nationalité : «mon voisin n’avait pris que des Marocains parce qu’il ne travaille qu’avec des Marocains, moi j’avais pris 15 Polonais, il m’avait dit ‘tu vas le regretter’… Les Marocains sont nerveux, ils cassent, ils réparent, ils s’affairent… Les Polonais sont plus calmes, consciencieux, ils travaillent plus tranquillement, mais ils ont une capacité de travail phénoménale ». Les employeurs s’échangent également des services, en logeant « les OMI » du voisin4, ou en «envoyant » leurs salariés travailler sur d’autres exploitations. Cela peut donner lieu à des conflits, comme dans le cas de ces deux Polonais qui avaient préféré rester chez leur deuxième employeur : le premier « voulait absolument qu’on retourne chez lui sans nous demander notre avis, comme ni nous n’avions pas notre mot à dire », racontent-ils.
Les travailleurs étrangers sont employés sous différentes formes en agriculture, qui donnent à cette main d’œuvre un caractère flexible et peu revendicatif. D’après les témoignages recueillis, l’emploi sans contrat de travail – passible de sanctions pénales pour travail dissimulé – est répandu dans le Lot-et-Garonne, notamment à l’égard des travailleurs étrangers. S’il peut résulter d’un accord tacite entre l’employeur et le salarié, il prive surtout celui-ci de ses droits et de toute protection. Lorsqu’un contrat de travail existe, les formes particulières proposées institutionnalisent de par leur nature-même et/ou par leur détournement une relation inégale, et un pouvoir s’instaure de fait sur le salarié. Ainsi, rien n’empêche un employeur de signer plusieurs contrats saisonniers successifs, il y est même encouragé en bénéficiant d’exonérations. Ces contrats peuvent être non renouvelés, ou rompus aisément par l’employeur, puisqu’ils ne fixent pas précisément de date de terme. Quant au contrat OFII, il est toujours en vigueur même si les politiques migratoires nationales sont officiellement orientées vers la fermeture des frontières et l’arrêt de l’immigration du travail. En 2013, 600 Marocains étaient employés en Lot-et-Garonne par le biais de ce dispositif. La régularité et la durée du séjour de ces travailleurs sont étroitement liées au contrat de travail, qui ne peut excéder six mois, afin que leur résidence principale reste établie hors de France. Cela les empêche de bénéficier de nombre de droits sociaux (allocations chômage, Couverture Maladie Universelle, minimas sociaux), alors qu’ils versent des cotisations de la même manière que les autres salariés. D’autre part, s’ils souhaitent rester en France après la fin de leur contrat, ils se retrouvent de fait en situation irrégulière : la régularisation est très difficile car elle repose sur une décision discrétionnaire de la préfecture, au titre de l’admission exceptionnelle au séjour. A la fin du contrat, le travailleur est dans l’obligation de retourner au Maroc et de pointer au bureau de l’OFII s’il veut espérer revenir l’année suivante. Cette possibilité dépend uniquement de la décision de l’employeur, ce qui constitue un moyen de pression considérable sur le salarié durant son séjour et son travail en France5.
Les travailleurs étrangers au service d’une agriculture industrielle et concurrentielle
Derrière un recours normalisé à la main d’œuvre étrangère qui repose à la fois sur des dispositifs institutionnels et le bénéfice supposé des deux parties, se cache une réalité dans laquelle les abus ne peuvent être qu’encouragés, d’autant plus que les dénonciations sont peu nombreuses. Quelques affaires ont porté des employeurs devant les tribunaux : ils ont notamment été condamnés à verser à leurs salariés polonais et marocains le paiement des heures supplémentaires dues. En 2013, un intermédiaire portugais a été jugé par le tribunal correctionnel d’Agen pour avoir logé des compatriotes dans des conditions indignes, et retenu une part disproportionnée sur leur salaire qui lui était directement versé par l’agriculteur. Mais plusieurs fois, des travailleurs se sont rétractés avant ou durant une audience, au vu de ce qui pouvait leur en coûter – rester au Maroc l’année suivante, ne plus trouver d’employeur prêt à les embaucher. De plus, le peu de poursuites engagées et la faiblesse de la résonance médiatique détourne l’esprit des consommateurs – statut qui remplace celui de citoyen quand l’attention et l’intérêt des personnes portent en priorité sur le « pouvoir d’achat ». Encouragés par la publicité et les pratiques de la grande distribution qui prônent des prix toujours plus bas, masquent l’origine des produits et les conditions sociales de production, ceux-ci se sentent peu concernés dès lors que les conséquences des abus en agriculture dépassent le cadre de leur santé personnelle.
En dix ans, le Lot-et-Garonne a perdu le quart de ses exploitations agricoles, et le quart de l’emploi dans ce secteur. La survie de quelques-uns, et leurs bénéfices (« nous on gagne bien notre vie, on n’a pas de problème »), passe par la concentration et l’agrandissement des exploitations, la recherche de compétitivité par les prix pour s’imposer sur un marché européen voire mondial, et l’écrasement des coûts de production. Le travail – perçu comme une charge et non comme créateur de valeur ajoutée – doit constituer une variable d’ajustement. Contrairement à la population locale, les saisonniers étrangers venus vendre leur force de travail en France acceptent les conditions qui leur sont offertes parce qu’ils sont convaincus qu’il s’agit là d’une période temporaire (« le passage obligé par les champs avant la belle vie en France », selon un témoignage recueilli par un représentant syndical), à cause de la situation socio-économique de leur pays d’origine et/ou pour y obtenir un statut social privilégié. Ce modèle d’une agriculture industrielle base donc sa force d’imposition et de reproduction sur cette convergence d’intérêts illusoire, qui rend toute mobilisation individuelle et collective impossible – alors que les spécificités du secteur agricole, le statut de saisonnier et celui d’étranger constituent déjà des obstacles de poids.
Les Polonais continueront donc à ramasser les fraises de Sainte-Livrade-Sur-Lot, les Marocains les pommes de Port-Sainte-Marie. Ils restent pour la plupart invisibles aux yeux de la population locale. Si les frontières n’entravent plus la circulation des fruits et légumes ni celle de la main d’œuvre, des barrières empêchent toujours l’accès au droit pour les travailleurs migrants saisonniers.
Mikele DUMAZ
Mission “Travailleurs migrants saisonniers” – Aquitaine
Volontaire pour la Confédération Paysanne
Programme “Echanges et Partenariats” – 2015
1 Les « premières introductions » sont à opposer aux contrats de renouvellement et à ceux de substitution, qui eux n’augmentent pas le nombre de personnes introduites par le dispositif OMI
2 Très majoritairement des ressortissants polonais et marocains
3 A l’exception des ressortissants croates
4 Le logement doit être prévu dans le contrat OMI pour que celui-ci soit accepté par la Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi (DIRECCTE)
5 Sur les contrats OMI voir Alain Maurice, « Quand l’Etat organise la violation du droit », Plein droit, n°78, 2008