En 2002, la Confédération paysanne se joint au Collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture provençale (Codetras) et s’engage dans le combat pour la reconnaissance des droits des travailleurs migrants saisonniers, aux côtés de plusieurs organisations syndicales, associatives et de défense des droits humains[1]. Pour ces travailleurs migrants qui vivent et travaillent en France une partie de l’année, le versement des cotisations sociales n’ouvrent pas droit au bénéfice de l’ensemble des droits sociaux, ni ne permet une installation durable en France, l’accès à la formation ou le rapprochement familial. Conçu de manière à satisfaire une demande de travail temporaire à laquelle correspondrait une offre de travail supposée elle aussi temporaire, le contrat saisonnier contraint les travailleurs au retour systématique dans leur pays d’origine et à l’obligation d’y maintenir leur résidence.
Le Codetras naît deux ans après les émeutes d’El Ejido au Sud de l’Andalousie, tandis qu’une partie de l’opinion publique se sensibilise aux conséquences désastreuses de la compétition économique en agriculture et de la mise en concurrence des travailleurs sur le marché international de l’emploi, qui peut conduire à l’exploitation des plus vulnérables. En 2007, le collectif accompagne les saisonniers dans le dépôt de six cent recours au Tribunal administratif de Marseille. Le but est d’obtenir des cartes salariés, systématiquement refusées par la préfecture des Bouches-du-Rhône, et qui représentent une alternative à minima pour moins de précarité. L’élan des travailleurs prend appui sur une décision inédite du Tribunal administratif de Marseille, rendu en septembre 2006, qui reconnaît le caractère permanent de l’emploi saisonnier occupé par Monsieur Aït Baloua, ouvrier agricole depuis deux décennies[2]. La décision intervient dans un contexte spécifique puisque l’administration des Bouches-du-Rhône tolère depuis plusieurs années la prolongation des contrats saisonniers à huit mois, selon la volonté d’une partie de la profession agricole, tandis que la loi fixe la durée de ces contrats à quatre mois, et n’autorise cette prolongation qu’à titre exceptionnel.
Pour faire reconnaître leur droit à des conditions de séjour qui soient cohérentes avec leur présence sur le territoire, il a fallu que ces saisonniers permanents s’engagent dans une bataille très longue, et ce, au risque de perdre leur emploi ainsi que leur droit de séjour. L’employeur qui fait venir un certain nombre de saisonniers par l’Office français de l’immigration et de l’intégration[3] a un grand pouvoir quant au renouvellement du contrat et donc les possibilités de séjour sur le territoire[4]. Mais cette relation de dépendance, qui occasionnera par ailleurs nombre d’abus et de trafics qu’il serait trop long de décrire ici, n’a pas eu raison de leur détermination. C’est ce qui nous amène à souligner le rôle très spécifique de soutien qu’a été celui du Codetras dans ce combat, à l’image de celui du SOC[5] en Espagne, ou du CIW[6] aux Etats-Unis, qui demeurent aux côtés des travailleurs agricoles, bien que les approches et les contextes de lutte demeurent bien distincts.
Denis Natalenic est directeur d’Espace-Accueil aux étrangers et ancien travailleur social au sein des Points d’Appui et d’accès aux droits, dans les plaines de la Crau, où il a longtemps accompagné les travailleurs avant de prendre ses fonctions à Espace-Accueil. Nous l’avons rencontré à Marseille. Soulignant que le Codetras a rassemblé associations, syndicats, chercheurs, journalistes, avocats, sans qui rien n’aurait été possible, notre interlocuteur met également en exergue deux facteurs qui ont été déterminants dans la dynamique du collectif : le rôle d’animation d’une part et la longue expérience de terrain d’autre part qu’ont pu apporter les membres du réseau des Points d’Appui et d’Espace-Accueil.
Dispositifs d’accès aux droits et politique d’intégration
Le réseau des Points d’appui et d’accès aux droits s’est constitué dans les Bouches du Rhône en 1993. Il regroupe aujourd’hui dix-neuf organismes, associations et collectivités, chargés de recevoir le public pour l’informer, l’orienter et l’accompagner dans les démarches liées aux conditions de séjour et de travail des étrangers en France. Depuis 2001, l’animation et la coordination technique du réseau est assurée à Marseille par Espace-Accueil aux étrangers, devenu centre de ressources régional.
La structure, qui a fêté ses 20 ans l’année passée, peut se féliciter d’avoir accompli une performance hors norme.
Il y a 20 ans, constate Violaine Carrère dans son analyse de 2007[7], « quelque cinq mille associations » étaient encore financées par une subvention de l’Etat accordée au Fonds pour l’action sociale (Fas). Le fonds avait pour objet la prise en charge de l’ensemble des actions visant à l’intégration des populations immigrées en France et tout un pan de celles-ci était délégué à ces associations – formation, apprentissage du français, activités éducatives, médiation, animation culturelle, aide administrative, accès aux droits. Denis Natalenic confirme la réalité de ce maillage associatif et institutionnel qui permettait alors une large couverture du territoire. On estime encore dans les années 1970 et 1980 qu’une action spécifiquement adaptée aux publics accueillis et qui s’installent en France est nécessaire et justifiée.
Mais à partir de la fin des années 1990, l’Etat se désengage progressivement de cette politique.
Va alors s’ouvrir une période de transition extrêmement dure pour l’ensemble de ces associations qui assuraient les missions du Fas sur le terrain, et qui vont faire les frais d’une diminution drastique des financements et d’une complexification accrue des procédures. Les réformes de 2005 puis 2006 – mises en application en 2008 et 2009 – entérinent ce changement de cap dans lequel l’Etat s’est engagé depuis l’arrivée aux fonctions présidentielles de Jacques Chirac. La volonté affichée à l’époque est alors de reprendre le contrôle sur la politique que l’Etat a confié à des associations, de plus en plus soupçonnées par ailleurs d’avoir été trop favorables aux étrangers. L’Etat réorganise les missions d’intégration en deux versants et dépossède ainsi le Fas d’une grande part de sa capacité d’action : désormais les missions spécifiques aux personnes immigrées seront confinées à la mise en œuvre du Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI) pour les « primo-arrivants », tandis que l’Acsé[8] gèrera l’ensemble des missions de lutte contre les discriminations, désormais destinées à la population française dans son ensemble. « Désormais, dans leur majorité, [les immigrés] rejoignent les bénéficiaires […] de la politique de la ville. » écrit Violaine Carrère.
Thierry Tuot, dans son rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration[9], rendu le 1er février 2013, écrit :
« Sur le terrain, les équipes ont fondu au sein des DRJSCS : le même agent est désormais interdit de toute réflexion sur la dimension propre de l’intégration, et prié de saupoudrer ses crédits au milieu du mouvement sportif et de la lutte contre la pauvreté […] » (p.19).
« […] la disette financière a déstructuré les réseaux associatifs avant de les détruire. Combien ont sombré ? Sans doute la moitié. » (p.20).
A Espace-Accueil, ancienne Maison des étrangers, les travailleurs sociaux déposent le bilan fin 1990. Les coupes budgétaires sont insoutenables. En 2001, quatre financeurs souhaitent remédier à la situation et proposent une concertation. Finalement, Espace-Accueil devient un centre d’animation culturelle et de ressources régional, et prend en charge l’animation du réseau des Points d’Appui. C’est à ce moment que se créent les connexions entre membres du Codetras et professionnels des Points d’Appui et d’Espace-Accueil. En 2009, nouvelles restrictions, Espace-Accueil licencie la moitié de son personnel et ne conserve que les missions d’accès aux droits. Les deux axes privilégiés deviennent alors la mise en réseau et l’animation technique, ainsi que la qualification juridique. Des services sont mis à disposition des professionnels et bénévoles (formation, animation) et des outils sont développés et diffusés afin d’enrichir le travail de terrain et l’information du public (échanges, sites internet). En 2011, le réseau parvient enfin à mobiliser les ressources suffisantes pour se projeter dans une dynamique de développement aux côtés de structures d’appui devenues très fragiles dans le Vaucluse et dans le Var.
La formation de personnels compétents au droit des étrangers et à l’ensemble de ce qui peut toucher à l’accompagnement de ces publics est devenue une priorité pour Espace-Accueil. L’objectif à long terme est de recréer du tissu associatif de qualité, jugé indispensable autant par les acteurs de terrain que par certains observateurs alertes. En témoigne Thierry Tuot qui écrit : « Recréer ce tissu humain est un urgent préalable. » (p.20).
Il s’agit également pour Espace-Accueil de parvenir à fédérer professionnels, associatifs et institutionnels sur ces sujets fondamentaux qui concerne l’égalité des droits et l’accès à la dignité.
Si dans les Bouches-du-Rhône l’importante concentration des publics visés et des productions agricoles expliquent en partie que ces associations aient pu résister à travers les âges – non sans des sacrifices conséquents – ça n’a pas été le cas pour l’ensemble des régions qui auraient pu se sentir concernées par ces problématiques, ni même pour l’ensemble des départements qui composent la région Paca : le nombre de Points d’Appui est passé de dix à cinq dans le Vaucluse, et trois associations survivent dans le Var.
L’accès aux droits en Rhône-Alpes
En Rhône-Alpes, comme partout ailleurs, les préfets appliquent les Programmes régionaux pour l’intégration des populations immigrées (Pripi), outil réintroduit en 2005[10]. Ceux-ci sont élaborés par les Directions régionales de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale au niveau régional et par les Direction départementales de la cohésion sociale, au niveau départemental. Mais dans cette importante région agricole et au deuxième rang des régions d’immigration, on peut regretter que le Pripi Rhône-Alpes 2010-2012 et ses déclinaisons en département aient le plus souvent été conçus sur la base des statistiques de l’INSEE, sans nécessairement donner lieu à un approfondissement du diagnostic territorial, que seul le département du Rhône a inscrit dans ces priorités d’actions. Ainsi de façon générale les territoires ruraux ne semblent pas avoir été identifiés au regard de la concentration des populations immigrées dans les zones urbaines. Aussi, on peut le supposer pour les même raisons d’efficience, et du fait que les préfets de département décident de l’opportunité ou non de l’élaboration d’un programme départemental d’intégration (PDI), notons que les PDI d’Ardèche et de la Drôme n’ont apriori pas fait l’objet d’une formalisation officielle. Par ailleurs, l’implication des collectivités locales, conseil régional et conseils généraux, EPCI[11], semble difficile à mesurer. Enfin il n’y a pas de rapport d’évaluation au niveau national qui ait été rendu public à ce jour.
Ciblé sur l’apprentissage du français, l’accompagnement vers l’emploi, la prévention et l’accès aux soins notamment pour les personnes âgées dans les foyers, et l’accompagnement des familles, le Pripi Rhône-Alpes a intégré un axe portant sur l’accès aux droits. Trois acteurs associatifs régionaux ont ainsi été réunis – l’Adate, fondateur de la plateforme infos-droits-étrangers, FIJI-RA, spécialisé en droit international de la famille et accompagnement des femmes migrantes, et ISM-Corum, prestataire à usage des services publics en interprétariat-traduction – dans le but de mettre sur pied une Plate-forme régionale d’égalité d’accès aux droits (Pread) pour mettre en réseau et favoriser l’accès à l’information quant aux services associatifs de la région. Encore en cours de construction, la Pread tend à rassembler davantage d’organisations intéressées. Elle prévoit notamment une rencontre de travail ouverte à l’ensemble des organisations qui se tiendra en octobre prochain à Lyon. Si le lien créé au niveau institutionnel semble avoir été efficace pour réunir les trois premiers acteurs, les moyens alloués au projet dans le cadre du Pripi semblent être relativement modestes pour l’instant.
Ainsi, force est de constater qu’à l’image du revers que la politique d’intégration a subi depuis plusieurs années maintenant, les dispositifs d’accès aux droits dans la région se sont réduits à peau de chagrin, avec pour premiers exclus toujours, les zones rurales, leurs habitants et leurs travailleurs.
On compte en Rhône-Alpes plus d’une centaine d’associations qui ont rapport de près ou de loin avec l’accueil, l’accompagnement aux droits ou aux soins, et les activités socio-culturelles susceptibles d’intégrer une ouverture spécifique aux publics immigrés. Pour ce qui concerne l’accès aux droits particulièrement, le spectre est bien plus réduit. Les Astis (Associations de solidarité avec les travailleurs immigrés), LDH (Ligues des droits de l’homme) et autres collectifs solidaires, locaux, qui tentent d’apporter leur soutien et faire le lien avec les structures en capacité de répondre aux attentes des migrants, reposent toutes exclusivement sur le bénévolat. En milieu rural leur présence est d’autant plus réduite. Tandis que polonais, bulgares et roumains bénéficient de nouvelles conditions d’entrée en France et que la pratique du détachement de travailleurs est en plein essor dans différents secteurs tels que l’agriculture, aucun des travailleurs issus de ces catégories, et bien sûr, pas les travailleurs saisonniers, ne passe par le CAI. L’accès aux droits dans les zones rurales en Rhône-Alpes repose donc largement sur la solidarité entre les habitants, qui si elle est bien réelle en certains endroits, n’en demeure pas moins précaire, non généralisable à un territoire et menacée par un contexte économique qui se durcit, tandis qu’il n’est pas toujours possible de se tourner vers les services de l’Etat pour obtenir un accompagnement.
Ainsi, beaucoup de personnes demeurent dans un isolement qui peut leur être préjudiciable à bien des égards, du fait de la non maîtrise de la langue, l’ignorance de leurs droits et l’absence de personnes ressources dans leur entourage.
Thierry Tuot plaide à raison pour une action des territoires, un redéploiement du tissu associatif, une requalification de l’ensemble des professionnels et une refondation de la politique d’intégration dans son ensemble, mais il ne doit pas nous faire oublier que celle-ci repose aussi largement sur le volontarisme et l’initiative locale. Par l’action concertée d’un volontarisme des élus, en capacité d’intervenir dans le débat public et l’initiative collective d’acteurs en quête d’outils et de moyens, on pourrait penser envisageable le renouveau d’une approche à la base qui fait aujourd’hui tant défaut à nombre d’organisations syndicales et associatives. S’appuyer sur les expériences telles que celles des Points d’Appui ou Espace-Accueil permet de repenser cette approche, mais ce sont également les outils qu’ils fournissent qui ouvrent des perspectives. Reste alors le plus aventureux à la charge des citoyens engagés ou en responsabilité : créer du réseau, mobiliser des crédits. Car renouer avec cette approche nécessite des moyens, ce d’autant qu’elle doit être articulée avec un suivi efficace du paysage réglementaire en constante évolution, et le plus souvent orienté vers une déréglementation du marché. En témoigne la récente directive sur les travailleurs saisonniers votée par le Conseil européen le 5 février dernier[12] et qui, loin d’intégrer les saisonniers au socle commun des bénéficiaires de la « directive permis unique »[13], renforce le pouvoir des intermédiaires en encadrant étroitement l’accès à l’emploi tout en restant flou sur son caractère saisonnier, invitant les Etats membres à fixer une période maximale de séjour des travailleurs qui soit comprise entre cinq et neuf mois par période d’un an. Un retour en arrière possible par rapport aux contrats de six mois actuellement en vigueur ?
[1]Membres du Collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture provençale : ASTI de Berre, Association de coopération Nafadji Pays d’Arles, Attac Martiques, la CFDT, la CGT, la Cimade, la Confédération Paysanne, le CREOPS, Droit Paysan Aureille, MRAP 13, LDH Pays d’Arles, FSU 13, Espace Accueil aux étrangers, Forum Civique Européen. Pour en savoir plus : www.codetras.org.
[2] La bataille des saisonniers pour leurs droits, Communiqué GISTI / CODETRAS, 27 mai 2010. Consultez : http://www.codetras.org/IMG/pdf/Codetras_gisti_bataille.pdf
[3] Avant de devenir l’Office français de l’immigration et de l’intégration (2009), l’établissement public fut successivement l’Office national d’immigration (1945), l’Office des migrations internationales (1988), puis l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations (2005).
[4] La carte « travailleur saisonnier » peut donner droit dorénavant à séjourner et travailler en France durant 6 mois par an maximum et elle est valable pour une durée de 3 ans maximum.
[5] Sindicato de los Obreros del Campo, fondé en 1976. Consultez : http://base.d-p-h.info/fr/fiches/dph/fiche-dph-6759.html
[6] Coalition of Immokalee Workers. Consultez : http://ciw-online.org/ et sur l’approche du syndicalisme américain : http://www.slate.fr/story/86955/nouveau-syndicalisme-etats-unis
[7] Violaine Carrère, Quelles politiques pour quelle intégration ?, Plein droit n° 72, mars 2007. Consultez : http://www.gisti.org/spip.php?article885
[8] Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances.
[9] Thierry Tuot, La grande nation pour une société inclusive, Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration, 1er février 2013.
[10]Créés en 1990 les Pripi sont généralisés 2003, puis obtiennent une base législative en 2005.
[11] Etablissement public de coopération intercommunale
[12] Consultez : http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/fr/jha/141045.pdf
[13] AEDH, Emploi des travailleurs saisonniers de pays tiers, une directive pour rien ! Consultez : http://www.aedh.eu/Emploi-des-travailleurs.html