“Des fruits au goût précaire” Andréa Réa -migrations magazines 18 octobre 2011

C’est un secteur relativement méconnu. Il est pourtant l’un de ceux qui attirent le plus de travailleurs étrangers en Belgique et ailleurs en Europe : celui de l’horticulture.

 Pommes et poires à Saint-Trond, fraises à Wépion… Chaque année, des milliers de permis B sont délivrés à des ressortissants de pays tiers pour fournir les bras nécessaires à la saison des récoltes. Des milliers de permis B auxquels s’ajoutent également de nombreux travailleurs clandestins comme c’est le cas partout ailleurs. « Il n’y a pas d’horticulture en Europe sans travailleurs clandestins » explique ainsi Andrea Rea, professeur de sociologie à l’ULB, qui a beaucoup travaillé le sujet. Il n’y a pas de cageot de tomates, pas de melon, pas de pomme, pas de courgette dans les étals des supermarchés s’ils n’ont pas été, pour une partie d’entre eux, ramassés par des travailleurs immigrés.

Un marché en cercles concentriques

Selon Andrea Rea, le secteur de l’horticulture en Belgique est d’ailleurs, à lui seul, particulièrement emblématique des nouvelles réalités du marché du travail. Un marché qui fonctionne par cercles concentriques et qui ne tient en place que parce que des travailleurs migrants gravitent à sa périphérie. « C’est le principe de la délocalisation sur place, explique-t-il. L’horticulture est un secteur qu’on ne peut pas délocaliser et qui est à haute intensité de main-d’œuvre ». Une main-d’œuvre importante qui doit être occupée pendant un très court laps de temps – 65 jours, par exemple, pour les fraises de Wépion – soit le temps nécessaire à la cueillette. Dans ces conditions, le recours à la main-d’œuvre étrangère est pratiquement incontournable.Le secteur de l’horticulture en Belgique est d’ailleurs, à lui seul, particulièrement emblématique des nouvelles réalités du marché du travail.  « Le principe des cercles concentriques est simple, poursuit Andrea Rea. Au centre, on a quelques ouvriers en contrat à durée indéterminée (CDI) qui sont employés à l’année et chargés de la gestion. Puis on a des travailleurs en contrat à durée déterminée (CDD), ou payés au noir ». Puis enfin, des ouvriers saisonniers auxquels s’ajoutent des travailleurs sans papiers qui forment la main d’œuvre d’appoint . « C’est ce qu’on appelle le système californien. Il faut toujours prévoir plus d’ouvriers que nécessaire afin d’éviter une grève, continue-t-il.  Ils servent d’amortisseurs pour que le boulot se fasse. Dans le secteur, il y a un mélange de tous les statuts, qui va d’un centre très protégé vers une périphérie plus précaire ». C’est la même logique que dans le secteur du bâtiment, qui fonctionne par sous-traitance en cascade. « C’est la conséquence de la dérégulation du marché du travail ».

Les conséquences des changements législatifs

Jusqu’en 2003, la Belgique était un des seuls pays européens à ne pas utiliser de main-d’œuvre étrangère dans les cercles périphériques. On y trouvait des étudiants, des femmes dans les villages, des pensionnés… Puis, subitement, « la Flandre a octroyé 16 000 permis de travail dans l’horticulture pour la cueillette des pommes et des poires et a favorisé les Polonais ».

Ce n’était en réalité pas tout à fait la première fois. En 1993, la législation avait déjà été adaptée pour permettre à des demandeurs d’asile sikhs de participer à la cueillette à Saint-Trond. Une carte de travail provisoire leur avait été délivrée. À l’initiative du Boerenbond1, on avait aussi créé une « carte cueillette » permettant de travailler jusqu’à 65 jours pour autant que l’exploitant tienne un registre de présence quotidien.Dans le secteur, il y a un mélange de tous les statuts, qui va d’un centre très protégé vers une périphérie plus précaire.Mais désormais, un nouveau système s’est installé pour l’emploi de la main- d’œuvre saisonnière. Un système de saisonniers, favorisé par la législation européenne sur la libre circulation des services (la fameuse directive Bolkenstein). Pour rester dans notre exemple, une ferme de Wépion a besoin de X travailleurs pour la récolte des fraises. Plutôt que de demander des permis de travail pour chacun d’entre eux, elle s’adresse directement à une société de Varsovie qui va engager elle-même des saisonniers et les emmener travailler en Belgique sous contrat polonais. C’est ce qu’on appelle le détachement de personnel.  « Rien n’empêche bien sûr cette société d’embarquer avec elle quelques Ukrainiens ou quelques Biélorusses » explique encore Andrea Rea. Mais rien ne permet d’en tirer des conclusions ou d’en faire des généralités.

Désormais, avec l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne et la fin de la période de transition où l’accès au marché du travail était restreint pour les ressortissants des nouveaux États membres, le nombre de permis B accordés aux travailleurs saisonniers a considérablement chuté. Les Polonais sont désormais libres de travailler où bon leur semble dans l’UE. Pourtant, contrairement au secteur de la construction où les emplois qu’ils occupaient autrefois (notamment la pose de plaques de gyproc) sont désormais occupés par d’autres travailleurs migrants (dont des Brésiliens), les emplois saisonniers dans l’horticulture en Belgique restent le domaine privilégié des Polonais, termine Andrea Rea. Après des années de travail, des liens de confiance ont en effet fini par se tisser entre employeurs et ouvriers par-delà les frontières.

Notes:
1 La plus importante organisation professionnelle flamande pour l’agriculture.
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