Résumé :
Les Immokalee farmworkers est une coalition d’environ 5000 travailleurs latino-américains employés pour les récoltes de tomates et d’agrumes en Floride. Leur mouvement est marqué par trois campagnes : « A penny per pound », qui demande aux fastfoods d’augmenter leur prix d’achat des denrées alimentaires, « Anti-slavery campaign » pour le respect de leurs droits humains, et « Fair food campaign » pour l’adhésion des entreprises au Fair Food Programm. L’initiative a inspiré le gouvernement néerlandais avec la création du Label « Fair Produce », mais les travailleurs migrants ne sont pas impliqués dans le processus et n’ont pas d’organisation collective, contrairement à l’exemple des Immokalee farmworkers
Le pouvoir et la concentration des acheteurs et distributeurs de la production alimentaire, et notamment des supermarchés faisant pression pour la baisse des prix d’achat des produits alimentaires, est de manière récurrente mis en avant par les acteurs rencontrés aux Pays-Bas pour expliquer les problèmes d’exploitation des travailleurs agricoles migrants. Cependant, il semblerait qu’une telle situation ne se cantonne pas à l’échelle nationale comme le laisse à penser la lutte des Immokalee farmworkers.
La mobilisation et l’intervention de la « Coalition of Immokalee Workers » (CIW) du 16 avril à Amsterdam, Pays-Bas.
Le 16 avril dernier, veille de la journée internationale des luttes paysannes, s’est tenue à Amsterdam une mobilisation en soutien à la « Coalition of Immokalee Workers » (CIW), en parallèle de l’assemblée générale annuelle des actionnaires de la Royal Dutch Ahold. Elle avait pour objectif de (re)lancer un appel au détaillant alimentaire Ahold, basé au Pays-Bas et présent aux Etats-Unis à travers sa filiale Ahold USA, à rejoindre via signature le « Fair Food Programme ». Plus précisément, ce programme est une initiative de Responsabilité Sociale d’Entreprise (RSE, ou CSR en anglais pour Corporate Social Responsibilty) dont la coalition elle-même est à l’origine, en partenariat avec les producteurs de tomates de Floride et leurs acheteurs. La filiale américaine de l’entreprise est d’ailleurs un important client des producteurs de tomates du comté Immokalee en Floride, employant les travailleurs migrants.
Le porte-parole de la coalition, Lucas Benitez, est notamment intervenu dans la session publique de questions du meeting pour s’adresser directement aux dirigeants de la multinationale alimentaire néerlandaise. Après lui avoir refusé le droit de s’exprimer dans sa langue maternelle, ces derniers ont répondu en mettant en avant l’adoption de leur propre programme de responsabilité sociale, défini et évalué en interne, et en renvoyant la responsabilité de l’exploitation des travailleurs latinos sur leurs sous-traitants, et arguant ne pas vouloir interférer dans les relations employeurs-employés. Car en effet, la multinationale continue de s’approvisionner aux Etats-Unis auprès de producteurs non certifiés par le programme « Fair Food ».
Cette mobilisation s’inscrit dans une longue série d’actions sur le territoire américain qui a commencé à la fin des années 90, incluant un jeûne de protestation d’un mois de six travailleurs, et une marche longue de 234 miles de Ft.Mayers à Orlando. Le mouvement s’est ensuite engagé dans une campagne anti-esclavage, ainsi que dans un processus d’amélioration des pratiques managériales des producteurs et de responsabilisation des principales entreprises acheteuses des productions de tomates en provenance de Floride, notamment vis-à-vis de leur approvisionnement et des pratiques de leur sous-traitant.
Comme il était possible de l’imaginer, cette action n’a pas été accueillie avec enthousiasme comme en témoigne le titre du quotidien virtuel DutchNews.nl : «’Ahold shareholders have had enough of US tomato protests’» (http://www.dutchnews.nl/news/archives/2014/04/ahold_shareholders_have_had_en.php#sthash.LqhQ717a.dpuf).
La « Coaliciòn de Trabajadores de Immokalee » et leur mouvement de défense des droits humains des travailleurs migrants agricoles
Le terme « Coalition of Immokalee workers » désigne une organisation communautaire non-violente d’environ 5 000 travailleurs agricoles migrants Mexicains, Guatémaltèques et Haïtiens, pour la plus part d’entre eux employés pour les récoltes de tomates, mais aussi d’agrumes, en Floride. L’organisation se distingue aussi par les très faibles revenus des travailleurs membres, s’élevant au mieux à 67$ pour 12 heures de travail par jour soit 45 cents le panier de 32 pound, pour soulever en moyenne 2,4 tonnes de tomates par jour (Patel 2011) avant l’augmentation réalisée grâce à la mise en œuvre du « Fair Food Program ».
Construite autour de la formule de ralliement « Consciousness + Commitment = Change », l’organisation vise en premier lieu à favoriser l’affirmation des droits humains et l’ « empowerment » (émancipation, « capacitation » et prise de pouvoir, pour une traduction sommaire du terme anglophone) des travailleurs agricoles migrants à travers la construction d’une base de réflexion et d’analyse sur leur situation. C’est à partir de ce cadre que ce mouvement se bat pour « a fair wage for the work we do, more respect on the part of our bosses and the industries where we work, […] stronger laws and stronger enforcement against those who would violate workers’ rights, the right to organize on our jobs without fear of retaliation, and an end to forced labor in the fields » : les droits humains constituent alors à la fois l’instrument et la finalité de leur lutte entamée en 1993.
“A penny per pound”, “anti-slavery campaign” et “fair food campaign”: des initiatives marquées par l’ « empowerment » des travailleurs
Les revendications accompagnant la mobilisation des travailleurs migrants comportent 3 dimensions : le respect de leur condition d’être humain de la part des employeurs, un accroissement des revenus versés aux travailleurs pour une reconnaissance du droit à une vie économiquement décente, ainsi que le respect de leur dignité par l’industrie à la base de laquelle ils interviennent. De par les actions engagées dans ces divers champs, ils visent donc à la fois l’émancipation de droits non seulement humains, mais aussi économiques et sociaux, par rapport à une volonté de les réduire à un facteur de production. En témoigne un de leur slogan : « yo soy no tractor ! » (« Je ne suis pas un tracteur ! »).
Ainsi, la campagne « a penny per pound » consistait à réclamer directement aux grands groupes alimentaires et fast foods le payement d’un penny supplémentaire par pound de tomates récoltées et achetées par ceux-ci. Cependant, les actions se sont également tournées vers d’autres problèmes liés à cette industrie agricole, et plus particulièrement l’abus de droits humains à travers le report auprès des autorités de cas d’esclavages et de harcèlements sexuels. Ceci a notamment conduit progressivement à une initiative englobant ces différentes luttes, et cristallisée à travers le « Fair Food Program ». Lancé en 2010 par la signature d’un accord entre la CIW et les producteurs de tomates floridiens, il est relatif à un ensemble de bonnes pratiques destinées à assurer de meilleures conditions de travail pour les migrants employés dans l’industrie de la tomate. Plus précisément, plusieurs conditions doivent être respectées par les acheteurs et les producteurs : augmenter le payement par pound récoltée d’un penny (acheteurs) ; mettre en place un code de bonne conduite basé sur les droits humains et comprenant plusieurs éléments dont des sessions d’informations aux travailleurs concernant leurs droits et responsabilités prises sur le temps de travail ; un mécanisme de résolution des plaintes conduisant à des enquêtes, une possible suspension de la certification du producteurs pouvant conduire les firmes de distribution à casser leur contrat d’achat ; la mise en œuvre de comité de santé et de sureté donnant l’occasion aux travailleurs de s’exprimer quant à leur environnement de travail ; l’audit des producteurs par un organisme indépendant (le Fair Food Standards Council) (d’après les informations du site de la Coalition of Immokalee Workers). Il s’agit donc d’un contrat en partenariat avec l’ensemble des maillons de la filière tomate de Floride, mais dont les travailleurs migrants latinos et leur coalition sont à l’origine. Il ne s’agit là que de quelques exemples car la CIW, à travers sa campagne anti-esclavage, est également à l’origine de plusieurs initiatives dont un programme d’éducation aux droits humains, des enquêtes menées sur les exploitations par le biais des travailleurs eux-mêmes. A cela s’ajoute des participations dans divers groupes et projets engagés dans la lutte contre le trafic humain, comme c’est le cas par exemple par le biais du Freedom Network Training Institute qui vise à fournir à divers acteurs (aussi bien des ONG que des organisations gouvernementales) des formations concernant le traitement législatif et la prise en charge des victimes d’exploitation, ou bien encore à travers des groupes de travail en lien avec des universités travaillant sur le trafic d’êtres humains.
Ces exemples constituent ainsi une bonne illustration d’ « empowerment », compris au sens d’une prise de pouvoir et d’une émancipation, d’une communauté refusant le dictat et la supériorité du marché sur leurs droits et leur vie. Dans chaque action et à chacune des étapes, les membres de la coalition et donc les travailleurs, sont non seulement à l’origine mais aussi largement impliqués dans le processus de mise en œuvre à travers les mobilisations, grèves de la faim et définitions de la forme et du contenu des autres instruments (anti-slavery campaign, Fair Food Program etc…). Un exemple évocateur réside dans le fait que, selon les termes des membres de la coalition, « farmworkers are the eyes of the auditing process in Corporate Social Responsibility program ». Ainsi, il semble que les travailleurs migrants de la région Immokalee en Floride aient clairement compris et mis en pratique un des slogans de la Royal Dutch Ahold … « Better choice and better value, for a better life every day ».
Une stratégie logique, et fédératrice ?
Il est intéressant de revenir sur la stratégie et le mécanisme fédérateur de revendications mobilisé par la coalition pour parvenir à ses fins : il est question d’établissement de contrats d’ordre privé réalisés de manière individuelle entre chaque firme et la coalition de travailleurs migrants dans le cadre du programme « Fair Food ». Ce choix n’est cependant pas anodin. Le fait que les travailleurs agricoles aux États-Unis ne possèdent même pas le droit de constituer des syndicats pour être représenter et négocier leurs conditions d’emplois requiert des innovations sociales. Toutes actions entamées dans la sphère du droit public, n’aurait pu aboutir, du moins sa portée aurait sans doute été limitée. A l’inverse, la définition d’un contrat avec les grands groupes alimentaires acheteurs concernant leurs emplois dans la production de tomates, leur permet de manière indirecte de négocier leurs conditions de travail et de rémunération avec les producteurs-employeurs ainsi que l’ensemble de la filière. En conséquence, le manque de capacité d’action publique a favorisé la mise en œuvre d’une action de dimension privée, via l’établissement de contrat dans le cadre du « Fair Food Program ».
Mais ceci n’est pas sans conséquence, notamment pour le système économique en place, et se pose notamment la question de sa régulation pour les années à venir. Aussi, des interrogations émergent quant à l’influence des différents acteurs en termes de capacités de régulation (États et sociétés civiles) et des mécanismes efficaces pour y parvenir.
Il est aussi intéressant de noter que ce mouvement de travailleur s’inscrit aussi dans une perspective de Justice Alimentaire (du concept anglophone Food Justice), qui se définit de la façon suivante : « Food justice seeks to ensure that the benefits and risks of where, what, and how food is grown, produced, transported, distributed, accessed and eaten are shared fairly. Food justice represents a transformation of the current food system, including but not limited to eliminating disparities and inequities » (d’après http://www.foodjusticebook.org/?page_id=6#sthash.otJXRETv.dpuf). Car il s’agit bien, notamment à travers le « Fair Food Program » mais pas uniquement, d’une sorte de meilleure répartition des risques et des bénéfices de la production de tomates, même si dans ce champ, des choses restent à faire en termes d’équité. Cela signifie en outre que les intérêts des producteurs doivent être pris en compte, ce qui semble être le cas à travers l’établissement de bonnes pratiques envers la main d’œuvre devant permettre d’assurer sa disponibilité sur le long terme. Ainsi, le concept de « Food Justice » dispose d’une dimension fédératrice pour les luttes des travailleurs agricoles et des producteurs face à la pression à la baisse sur les prix d’achat, opérée par les acteurs situés en fin de filière.
Des similitudes avec la situation néerlandaise (voire européenne) : un besoin de main d’œuvre bon marché pour des produits « bon marché » ?
Cette véritable « prise de pouvoir » de travailleurs migrants en situation d’exploitation soulève également quelques interrogations par rapport à la situation européenne. La cause initiale de leur situation reste en effet similaire, sinon la même. C’est en effet le besoin d’une main d’œuvre la moins coûteuse possible, pour être en capacité de répondre aux demandes de produits alimentaires à bas prix des géants de l’alimentaire, dans un contexte de concurrence internationale, qui poussent les producteurs à entrer dans des schémas d’exploitation des travailleurs. Car effectivement, il semblerait que ce soit avant tout l’intérêt de ces acheteurs qui soit en jeu, si référence est faite à la situation européenne, et plus précisément néerlandaise.
D’après Monsieur de Wijs, responsable des affaires sociales et liées au travail dans l’organisation ZLTO (le LTO est la plus importante organisation de producteurs aux Pays-Bas, et le ZLTO est une des branches régionales et membre fondateur du LTO), 5 entreprises dont Ahold, Superunie, Aldi, Lidl et Jumbo se partagent le marché national de la distribution alimentaire. Et même au niveau de la part de production exportée, qui reste importante notamment vers l’Allemagne qui est le premier débouché commercial (cf article précédent sur l’intensivité de la production horticole néerlandaise), cette situation tend à se vérifier car des entreprises comme Aldi et Lidl y sont basées et fortement implantées. D’ailleurs, un rapport de l’institut d’économie agricole de l’Université de Wageningen (LEI) montre clairement que les prix dans les chaînes de production de fruits et légumes sont bien déterminés par les plus puissants acteurs de la chaîne qui sont selon le rapport, les acheteurs en gros et les supermarchés (d’après une étude de Somo, disponible à l’adresse suivante http://somo.nl/publications-fr/Publication_3279-fr). Néanmoins, même si cette concentration du pouvoir des distributeurs reste discutable, elle est à relier à la possibilité de mise en concurrence au niveau européen des différentes productions horticoles, conduisant aussi à accentuer la baisse des prix agricoles, et favorisant les pratiques d’exploitations des travailleurs. Même si cela n’explique pas tout, c’est du moins une des principales raisons mise en avant par la majorité des acteurs rencontrés, qu’ils appartiennent aux syndicats ou organisations de producteurs. Et ce sont là les principales similitudes entre la situation des travailleurs migrants aux États-Unis et en Europe. Car en effet cette situation de pression à la baisse sur les prix et de concurrence internationale est également présente sur le continent américain et particulièrement au niveau de la tomate, dans un contexte d’accords de libre-échange Nord-américain (NAFTA) où le Mexique est le premier producteur mondial. Ensuite, au niveau de la concentration des supermarchés : « Nearly fifty percent of U.S. retail food sales are controlled by five firms: Kroger’s (which also owns Fred Meyer and other stores); Albertson’s (which controls Shaw’s, Star Market, Acme, American Stores, and others); Safeway; Ahold USA (a subsidiary of a Dutch company and owner of Stop and Shop, Giant, the on-line grocery service Pea Pod, and others); and Wal-Mart »[i].
Un même principe d’exploitation ?
L’autre principale analogie entre la condition des travailleurs migrants aux États-Unis et aux Pays-Bas (et en Europe), semble résider dans le mécanisme d’exploitation utilisé par les employeurs. Le principe est de récupérer d’une manière ou d’une autre l’argent versée pour le salaire des travailleurs. Mais ceci est essentiellement réalisé à travers les services proposés et facturés : « wages are good most of the time, but employers take the money otherwise, for instance with houses, driving migrants to the workplace … I had a case in which people pay 5 euros to go to work by foot, and by car it was 230 euros ! » (d’après un entretien avec Henry Stroek du CNV, syndicat chrétien néerlandais). Et il en va de même selon les syndicalistes du FNV avec le logement, les assurances néerlandaises obligatoires (cf seconde partie de l’article précédent sur l’intensivité de l’agriculture néerlandaise) … Or, c’est le même principe qui est parfois utilisé par les producteurs horticoles américains si référence est faite à certains cas de condamnations pour esclavage. L’exemple suivant illustre bien le mode opératoire des producteurs : « In 2001, Michael Lee was sentenced to 4 years in federal prison and 3 years supervised release on a slavery conspiracy charge. He pled guilty to using crack, cocaine, threats, and violence to enslave his workers. Lee held his workers in forced labor, recruiting homeless U.S. citizens for his operation, creating a “company store” debt through loans for rent, food, cigarettes, and cocaine. He abducted and beat one of his workers to prevent him from leaving his employ. Lee harvested for orange growers in the Fort Pierce, FL area » (d’après le site de la CIW: http://ciw-online.org/slavery/). D’ailleurs, un cas d’exploitation relevant même de l’esclavage moderne a été recensé aux Pays-Bas (cf http://www.amsterdamherald.com/index.php/allnews-list/172-20120314-asparagus), toujours selon le même principe : faible salaire, partiellement récupéré par une offre de service obligatoire de la part de l’employeur, et avec parfois séquestration des travailleurs.
Bien sûr, d’autres cas plus extrêmes incluant du travail forcé sous la pression d’armes à feux ont été recensés, et il ne s’agit là que d’exemples qui ne reflètent pas forcément la norme des pratiques managériales dans l’agriculture Nord-américaine. Cependant, la proximité des moyens utilisés par les employeurs américains et les agences de travail néerlandaises dans cet exemple de sous-traitance de travaux agricoles mérite d’être mise en avant. D’une manière plus générale, l’exploitation des travailleurs agricoles, sous les différentes formes qu’elle recouvre, constitue le moyen trouvé par les producteurs pour réduire leur principal coût de production (le travail) et faire face à la pression à la baisse sur les prix.
Ces similitudes au niveau des éléments déclencheurs de situation d’exploitation (voire de réduction en esclavage) de travailleurs migrants soulèvent la question de l’ « importation » de la lutte des travailleurs Immokalee sur le continent européen.
Une lutte qui peut « s’importer » ?
Le fait que la plus part des Immokalee Farmworkers soient d’anciens paysans latino-américains (d’après Lucas Benitez, porte-parole de la coalition) ayant immigrés aux États-Unis suite à la perte de leurs moyens de production, corrobore la thèse de la destruction des paysanneries du Sud par la mise en concurrence d’agricultures inégalement développées (entre le Sud et le Nord) et inégalement soutenues par les pouvoirs publics. L’instauration du traité de libre-échange d’Amérique du Nord (NAFTA) constitue d’ailleurs un facteur d’aggravation de l’exode rural mexicain. Il s’agit donc là d’une migration qu’il serait possible de qualifier de plus ou moins définitive. Néanmoins, la situation semble quelque peu différente sur le continent Européen, du moins aux Pays-Bas. La plus part des travailleurs migrants agricoles sont majoritairement polonais et s’inscrivent dans des schémas de migrations saisonnières (d’après les syndicalistes du FNV et du CNV). Leur présence sur le territoire néerlandais n’est donc bien souvent que temporaire, et constitue ainsi une limite à l’émergence d’une lutte pour le respect de leurs droits. De plus, ces migrants fuient des perspectives économiques peu encourageantes et trouvent ainsi aux Pays-Bas des conditions relativement « satisfaisantes » par rapport à celles qu’ils connaissent dans leur pays d’origine : « We came first for the work, we were looking for a well paid job. […] It’s okay here […] There is no work in Poland … it’s difficult to find a job, especially a good one » (un couple de travailleurs récemment diplômés, employé pour la récolte des concombres). Mais surtout, et la plus-part du temps, ils ignorent leurs droits en tant que personnes travaillant sur le territoire néerlandais. Le couple rencontré affirmait notamment avoir signé leur contrat de travail respectif en néerlandais, et être obligé d’attendre la fin de leur contrat pour recevoir le payement de leurs heures supplémentaires.
À cela s’ajoute des difficultés à rassembler les travailleurs migrants autour d’une lutte, d’une affirmation groupée de leurs droits de travailleurs. Les employeurs profitent bien souvent des divisions ethniques pour insérer une compétition entre les travailleurs afin de soutenir leur productivité. Mais même au sein des groupes nationaux de travailleurs, les divisions existent.
Les acteurs impliqués dans la défense des droits des travailleurs ou dans l’information aux migrants semblent plus ou moins s’accorder à ce niveau-là : ils témoignent par exemple que les travailleurs polonais ne se soucient guère de leurs conditions de travail et qu’ils cherchent de l’aide vraiment dans des cas extrêmes, mais uniquement de manière individuelle même si un groupe de personne est concerné par le même problème. Les syndicalistes évoquent d’ailleurs à ce propos certaines frustrations, car dans bien des cas d’exploitations, leurs actions sont limitées voire inopérantes à cause de ces divisions (d’après les entretiens réalisés). L’explication est sans doute historique étant donné l’expérience syndicale de la Pologne avec le syndicat Solidarnosc. De plus et surtout, beaucoup de travailleurs ont peur de parler de leurs conditions d’exploitations, par peur de représailles et notamment de perdre leur emplois. La compétition entre les travailleurs est ainsi développée selon des clivages ethniques et productifs. Ce n’est heureusement pas toujours le cas : « In the Netherlands, there have been a number of wildcat strikes among Polish workers, after which unions have successfully intervened to negotiate a settlement between workers and the employer. In the agricultural sector, a project involving information meetings and approaching workers when they go home at the end of the workday has resulted in new members and activist » (d’après le rapport “Innovative trade union strategies du FNV, disponible à l’adresse suivante: http://www.newunionism.net/library/organizing/FNV%20%20Innovative%20Trade%20Union%20Strategies%20-%202007.pdf ). L’autre différence notable avec le cas des travailleurs migrants aux États-Unis réside dans cette liberté d’organisation pour les travailleurs qu’offre l’existence des syndicats, même si les conditions n’apparaissent donc pas forcément très favorables à la défense des droits des travailleurs migrants et au travail syndical.
Néanmoins, l’institutionnalisation d’un instrument censé éviter les cas d’exploitations semble faire échos aux Pays-Bas aux actions et à l’initiative du « Fair Food Program » des travailleurs de la région Immokalee, du moins en partie.
Le label « Fair Produce »
Le « Fair Food Program » semble en effet avoir inspiré les acteurs néerlandais. Et notamment les organisations de producteurs, les syndicats, les détaillants alimentaires, et même une banque de financement agricole, qui sont à l’origine du label « Fair Produce » s’appliquant à la production de champignons. Cette diversité d’acteurs s’explique par l’importance des problèmes d’exploitations posés par l’industrie néerlandaise du champignon. Il est à noter que Albert Heijn, la chaîne de supermarché de Ahold, avait au départ refusé de distribuer les produits du label en affirmant qu’il garantissait uniquement que les producteurs agissaient en accord avec la loi, et que c’était déjà le cas de tous ces fournisseurs. Aujourd’hui cependant, l’ensemble des détaillants semble avoir accepté le label (d’après une discussion informelle avec un syndicaliste).
Ce label utilisé dans la production de champignons, et voué à être développé dans le cadre des productions horticoles, vise à certifier que les produits vendus sous le label ont effectivement été produits dans le cadre de bonnes pratiques managériales. Et plus précisément, que la production a été réalisée en accord avec la loi néerlandaise du travail, et notamment que les conditions de travail du personnel respectent les engagements négociés dans l’accord collectif de branche. À cela s’ajoute un engagement de la part du producteur à ne pas employer d’ouvriers sous le statut de « self-employed » et que ceux-ci ont signé un contrat de travail rédigé dans leur langue maternelle sur lequel est noté leur rémunération à l’heure. En outre, les employés sont également censés signer une feuille de comptabilisation des heures travaillées. Cependant, certains mécanismes de sous-traitance des travaux sont tolérés. Par exemple, si le producteur fait appel à une agence de travail pour la sous-traitance de la récolte, il peut tout de même prétendre au label à condition que l’agence soit certifiée (certification NEN-4400). Par contre, la vente de la production non-récoltée à une agence de travail et son rachat une fois récoltée est proscrite car considérée comme étant trop suspicieuse. La certification est réalisée (dans les deux cas présentés) par des organismes indépendants et habilités. Néanmoins, cela n’évite pas les dérives. D’autant plus que la certification NEN-4400 ne dit rien quant aux conditions de travail des travailleurs : elle ne certifie que le fait que les agences de travail sont effectivement soumises aux payements de taxes sur le territoire néerlandais, et qu’elles souscrivent aux charges relevant de la sécurité sociale. Une rencontre informelle avec un syndicaliste (dont le nom et l’organisation d’appartenance resteront anonyme étant donné le caractère informel de l’entretien) fût l’occasion d’une discussion sur les processus de certification et celui-ci relatait notamment un cas d’obtention de certificat NEN-4400 en trois jours… Du côté des détaillants alimentaires, la vente du produit labellisé n’est autorisée qu’à condition que l’approvisionnement soit réalisé à 100% auprès de producteurs eux-mêmes certifiés.
Même si ce label et sa certification permettent en théorie de lutter contre un certain nombre d’abus étant donné qu’il permet d’accroître la transparence sur les conditions de productions, la pratique reste, et cela semble récurrent dans les affaires impliquant les travailleurs migrants du secteur agricole, bien souvent différente. Selon le FNV, figurant parmi les parties prenantes du label, ce dernier a d’un côté permis d’accroître la fréquence des contrôles chez les producteurs, mais certains de ces membres restent parfois sceptiques quant à son efficacité et ne savent pour combien de temps ils vont rester partie prenante. Selon eux, la certification nécessite des contrôles réguliers pour être opérante, et ils souhaiteraient notamment être intégrés au processus d’audit, ce qui est refusé par la principale organisation de producteurs du pays. À l’instar de ce qui se passe outre-Atlantique avec les travailleurs migrants sud-américains, il serait nécessaire selon les syndicalistes néerlandais d’impliquerles travailleurs dans le processus d’audit. Mais ces derniers refusent bien souvent de s’exprimer sur leurs conditions de travail et d’embauche pour les raisons évoquées précédemment.
Par conséquent, même si le label présente des avancées et termes de contrôle et de lutte contre l’exploitation, des voies d’améliorations restent à être empruntées. Même si son équivalent américain possède sans doute aussi quelques failles, il a au moins le mérite d’impliquer les travailleurs dans le processus d’audit, ce qui devrait sensiblement accroître l’efficacité du label néerlandais. Ceci semble néanmoins relever, du moins en partie, de la responsabilité des premiers. Reste donc à trouver le facteur déclencheur qui permettra d’impliquer les travailleurs migrants dans un processus de prise de pouvoir et d’affirmation de leurs droits.